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La salle à manger de province était toute remplie du tumulte de la fin d’un long repas. La vaste table était éclairée par une vieille lampe carcel suspendue au centre d’un lustre parmi vingt bougies. Je vois encore le trou carré, par où on introduisait la clef indépendante qui la remontait. M. François Réal présidait, haut en couleur, échauffé par les vins, ayant à sa droite ma grand’mère, très digne avec ses longues anglaises blanches. Mon grand-père était à la droite de Mme Réal, qui avait à sa gauche M. de Norry. La physionomie de la jeune femme, altérée par la lutte qu’elle soutenait contre elle-même depuis plusieurs mois, faisait ce soir-là mal à voir. Ses grands yeux bleus brûlaient d’une espèce de clarté fiévreuse, et la pâleur de son teint avait un éclat de porcelaine. Quelque chose de douloureux émanait de sa personne, qui contrastait de la manière la plus saisissante avec la joie singulière des yeux et du visage de son voisin. Le conseiller de préfecture ne m’était jamais apparu dans un tel rayonnement de beauté virile et dans un tel prestige de supériorité. Une certitude de triomphe était comme répandue sur tout son être, et ses moindres mouvements, ses gestes, ses regards, ses sourires, étaient empreints de cette grâce conquérante, que l’homme peut avoir aussi bien que la femme, à de certains moments. Je n’étais pas seul à constater cette transformation de l’amoureux qui se croyait à la veille de devenir l’amant (car je suis bien sûr qu’il ne l’était pas encore. Non. Mme Réal n’aurait pas eu, si elle lui eût cédé