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fais-tu là ?… Puisque tu ne travailles pas, va jouer dans le jardin… Va jouer ! » répéta-t-il. Pourquoi avait-il, en me donnant cet ordre, si contraire à toute discipline, cet impérieux regard ? Pourquoi, affranchi soudain de mon travail, au lieu de descendre l’escalier avec l’allégresse qui eût été naturelle, tremblais-je de tous mes membres ? Pourquoi avais-je une épouvante de timidité maintenant, à l’idée de mêler mes jeux d’enfant à la promenade de Mme Réal et de M. de Norry ?… Et déjà j’étais dans le jardin, sûr que, derrière la vitre où je me dissimulais tout à l’heure, mon terrible aïeul se tenait debout, à me surveiller. Pour me donner une contenance, je me mets à courir dans une allée, droit devant moi, sans but, puis dans une autre. J’arrive ainsi dans le fond du jardin, à la porte d’une espèce de pavillon, — une tonnelle rustique plutôt, où nous allions quelquefois prendre le frais en été, — et je vois, devant la porte, les deux promeneurs, à la poursuite desquels mon oncle m’avait si évidemment envoyé. Leur attitude disait trop, même à des regards innocents comme les miens, la lutte qui se livrait entre eux : lui, tenant la jeune femme par la main et l’attirant vers le pavillon, — elle essayant de retirer sa main et se refusant à le suivre… Ils m’aperçurent. M. de Norry devint tout pâle et laissa tomber la main de Mme Réal… Ah ! toute ma vie je verrai ce sourire frémissant de jeune femme, ses beaux yeux, où passait un éclair d’effroi tout ensemble et de délivrance, et j’entendrai sa voix