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Depuis ma plus lointaine enfance, je me souviens d’elle comme d’une personne qui n’a respiré que pour les autres, pour nous deux, mon père et moi. Entre le marché, sa cuisine, notre linge, des raccommodages d’habits, sa vie se sera dépensée aux plus humbles besognes de la plus humble servante, et elle était née une demoiselle, et elle avait reçu de l’éducation !… Si quelqu’un méritait d’avoir la paix du cœur, c’est bien elle, et elle ne l’a pas… Elle est pieuse, dévote même, et sa religion ne lui sert qu’à se ronger de scrupules… Faible comme elle est, j’ai peur de la voir tomber malade à chaque Carême, et il n’y a pas moyen d’empêcher son excès d’austérité. J’aurais voulu parler à son confesseur, mais je ne sais pas chez qui elle va. Elle est très secrète sur certains points, notamment sur celui-là, et quand on essaie de l’interroger, même moi, on sent qu’on lui fait mal… On nous parle de bonne conscience. C’est d’un bon estomac et d’un bon foie que l’on devrait parler. A chaque période digestive, le foie se remplit de sang. Que, par un accident quelconque, ce sang charrié par la veine-porte se charge de principes irritants pour les cellules hépatiques, et tout l’être moral est empoisonné physiquement… » — « Mais ne se rencontre-t-il pas aussi, » lui répondais-je, « des cas où le chagrin tue, et par conséquent où l’être physique est empoisonné moralement ?… »

— « C’est exact, » concluait-il, « et cela finit de prouver que nous ne comprenons rien à rien…