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visites, quelque trace de cet obscur assombrissement. Pour Mme Corbières, la réponse était simple. Du moins, elle me paraissait simple. Eugène m’avait lui-même trop souvent parlé de ses craintes sur l’avenir pathologique de sa mère. Il croyait diagnostiquer en elle la menace d’une maladie du foie. C’était une femme courte et trapue, qui avait dû, à vingt ans, être belle de cette beauté du midi montagnard, à la fois leste et râblée, où il y a tant de vitalité comme ramassée, comme pressée sous une petite enveloppe. Elle était de La Roquebrussane, un village du Var, juché sur les contreforts des Maures, entre Brignoles et Toulon. Elle gardait, de sa Provence, de jolis pieds et de petites mains, — de vrais pieds de mule, fins et droit-posés, capables de gravir, à cinquante ans passés et très passés, sans un trébuchement, les escarpements des pentes natales, — des mains agiles et maigres de cueilleuse d’olives. Et quelle flamme noire dans ses prunelles ! Elles brûlaient littéralement dans un visage creusé et jauni, comme pétri de bile. Quoique cette femme m’accueillît toujours avec une extrême gracieuseté de manières, pourquoi ne me sentais-je jamais en sûreté vis-à-vis d’elle ? Il y avait, dans tout son être, un je ne sais quoi de farouche et comme de défiant que la présence même de son fils n’apaisait pas, n’adoucissait pas entièrement. — « C’est une âme inquiète, » me disait Eugène, quand je lui en demandais des nouvelles. « Si j’étais croyant, voilà qui me ferait douter de la justice de Dieu. Tu connais ma mère. Tu la vois vivre.