Page:Bourget - Drames de famille, Plon, 1900.djvu/325

Cette page n’a pas encore été corrigée

de onze ans enveloppe par avance d’infinies félicités. Mon oncle, à qui j’avais quelquefois fait part de ce désir, m’avait toujours dit : « Tu auras une montre d’or le jour de ton baccalauréat… Je n’en ai une, moi, que depuis l’École Normale… C’est un grand luxe, et il faut le mériter… » Le modeste universitaire avait, dans ses mœurs, ce fonds de jansénisme, si fréquent alors chez nos bourgeois provinciaux. Quand il avait prononcé ce mot de luxe, sa décision était irrévocable, je le savais… Et ce joyau, promis à ma dix-huitième année, en récompense d’un examen que j’entrevoyais comme une épreuve presque terrible, mon heureux camarade le possédait, dès aujourd’hui ! Il me fut impossible de lui dire merci pour le livre qu’il avait la complaisance de m’apporter, impossible de même le féliciter de son succès. Je lui rendis la montre, avec un visage si profondément altéré que cet aimable garçon en oublia sa propre joie. Il ne prit même pas le temps de remettre cette montre dans sa poche, mais, la posant sur la table de nuit, pour me serrer plus tôt la main, il me demanda : « Tu souffres ? Ou’as-tu ? » avec un accent qui aurait dû fondre ma misérable et honteuse rancune en affection. Hélas ! J’ai souvent constaté, depuis, chez les autres, que les nobles procédés d’un ennemi ont presque toujours pour résultat d’exaspérer la haine qu’il inspire. J’ai pu le constater chez moi, dans cette crise à la fois puérile et tragique. L’évidente affection d’Octave me fut insupportable, et, me rejetant dans mes oreillers, je dis : — « Je me