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mince, avec un visage aiguisé en lame de couteau, qu’un nez infini, chevauché par des bésicles rondes, eût rendu caricatural, sans le regard des yeux, très noirs, sur une face très pâle, presque exsangue. Une telle volonté en émanait, une telle intelligence aussi, et une telle bonté, que la seule rencontre de ces prunelles brillantes figeait sur mes lèvres mon rire moqueur de gamin. Son teint décoloré, ses épaules étroites et pointues, la maigreur fluette de son tronc et de ses membres, dénonçaient, chez ce septuagénaire, un tempérament débile, préservé par un miracle de régime. Il se vantait volontiers de l’un et de l’autre. Que de fois je l’ai entendu qui disait : — « Dupuytren, mon maître, m’a condamné comme phtisique, quand il m’a pris comme son interne, à vingt et un ans. Je l’ai enterré en 1835… Broussais, le grand Broussais, a confirmé ce diagnostic. Je l’ai enterré en 1838… C’était aussi l’avis d’Orfila. Je l’ai enterré en 1853… » Et il riait d’un rire silencieux, le rire ironique d’un vieux praticien qui triomphe des supériorités de sa propre méthode. Comment cet homme excellent conciliait-il sa tendresse de cœur, ses qualités de chaud dévouement, d’amitié fidèle, avec cette étrange et macabre joie de survivre ? Résolve qui pourra ce problème. Moi, je sens encore, après des années, le petit frisson que j’éprouvais, lorsque sa grande main d’accoucheur se posait sur ma tête tondue d’écolier. De ses doigts osseux s’exhalait cette senteur chirurgicale qu’aucun savonnage ne dissipe jamais entièrement : ce relent d’hôpital où se mélangent