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bonheur ? Le monde enseigne encore aux sensibilités vulgaires, — et, ne vous y trompez pas, toute vanité suppose dans le caractère un coin grossier et brutal, — cette vérité triste que le besoin l’emporte toujours à la fin sur le sentiment, et, qu’en particulier pour un mariage, la plus sûre chance d’harmonie réside dans l’association, non pas des cœurs, mais des intérêts. Aussi faut-il tenir compte à cette mère, qui se préparait à si sereinement sacrifier sa fille, du scrupule qui lui fit demander à cette enfant : — « Mais qu’as-tu, Reine ? Tu es tout émue, toute pâle ?… » — « Ce n’est rien, maman, » fit la jeune fille, « J’étais si peu préparée à ce que vous venez de me dire… J’ai été surprise, voilà tout… » — « Réponds-moi bien franchement, » reprit la mère. « Tu n’aimes personne ? Si tu aimais quelqu’un, je suis ta mère, il faudrait me le dire… S’il y avait un autre mariage qui te convînt mieux ?… » — « Mais, non, maman, » interrompit Reine, dont la voix se raffermit pour dire : « Il n’y a pas d’autre mariage qui me convienne mieux… Seulement, » ajouta-t-elle avec un demi-sourire où palpitait, malgré elle, la révolte de sa jeunesse, demandant, implorant un peu de répit avant le sacrifice, ce répit de la fille de Jephté retirée sur la montagne pour y pleurer son adieu à la vie, à l’espérance, à l’amour. « Seulement, je voudrais avoir quelques jours pour m’habituer à cette perspective d’un si grand changement, à l’idée de vous quitter