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ce tableautin d’ici : la nuit de janvier épaississant sur la ville un âcre brouillard que les becs de gaz trouent à peine, au long des trottoirs la marche rapide des passants glacés, la voiture roulant sans bruit sur ses roues caoutchoutées, le cocher retenant, de ses mains glacées sous les gros gants, sa bête fumante dont le grelot sonne et qui pressent l’écurie. Derrière les vitres embuées se dessinent les silhouettes de Mathilde et d’Hector : — elle, coiffée d’une délicieuse capote de théâtre aux nuances tendres, son profil de Junon émergeant de la blanche fourrure en chèvre du Thibet dont est doublée sa mante de velours rubis ; — lui, montrant sous la loutre de sa pelisse le plastron à boutons d’or guillochés et le gilet blanc d’un clubman. Vous diriez, à les voir, un couple d’oisifs, un homme du monde que sa femme va déposer à son cercle avant de rentrer elle-même, et c’est un gazetier qui se prépare à gagner ce coûteux à-peu-près de luxe, en peinant, à cette heure-ci, sur des épreuves à la brosse, humides encore de l’imprimerie. Quel symbole de toute leur vie que cette traversée de Paris à cette heure-là et dans ces conditions ! J’ai négligé de dire que la pièce à laquelle ils venaient d’assister avait été donnée à l’Odéon, et que le journal où Le Prieux fait les théâtres est installé dans un entresol de cette rue de la Grange-Batelière, qui partage, avec celle du Croissant, l’honneur d’avoir vu naître et mourir d’innombrables feuilles. Mme Le Prieux avait sans doute escompté la durée de ce voyage nocturne,