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LE SPECTRE DU RAVIN

Les heures passaient et la brume persistait ; Jean n’apercevait plus même la charpente de la baleinière dans laquelle il était assis. Léo, comme s’il eut pressenti je ne sais quel danger, s’était blotti sur les genoux de son maître… Un silence lugubre, un de ces silences qui oppressent, régnait sur la mer, qui était calme comme une glace.

Enfin, Jean se coucha dans le fond de son bateau et, tenant son chien dans ses bras, il s’endormit…

Ce qui l’éveilla tout à coup, vers les deux heures du matin, ce fut le balancement de la baleinière. La baleinière tanguait d’une façon peu rassurante, mais le brouillard s’était dissipé. Jean comprit que le vent soufflait avec rage ; il était à la merci d’une tempête, tempête contre laquelle il ne pouvait lutter… Cramponné aux bords de son embarcation, il recevait de terribles paquets de mer… Où l’entraînait la tempête ?… Il n’eut pu s’en faire une idée, car l’obscurité était complète.

Quand le jour parut, vers les sept heures du matin, ce fut plus terrible encore, et Jean regretta presque l’obscurité qui lui avait, au moins, caché l’état de la mer. Allait-il périr ?… C’était probable, car il semblait que sa frêle baleinière ne pourrait résister longtemps encore.

Vers les deux heures de l’après-midi, cependant, le vent souffla avec moins de force ; la tempête allait toujours diminuant et, deux heures plus tard, elle se calma tout à fait.

— Où suis-je ? se demanda jean. Où m’a entraîné cette terrible tempête ?… Loin, bien loin des côtes de l’île du Prince Édouard. Je sais… Que vais-je devenir ?… La mer m’entoure de toutes parts. Je suis perdu !… Essayer de regagner les côtes de l’île du Prince Édouard m’est impossible… et pas une terre en vue !…

Découragé, Jean Bahr laissa tomber son visage dans ses mains ; mais bientôt il se leva debout dans son bateau et se mit à examiner la mer… Soudain un cri s’échappa de sa bouche :

— Terre ! Terre !

En effet, là-bas, tout là-bas, on pouvait distinguer un point presqu’imperceptible.

— Je sais, se dit le jeune homme ; ce point presqu’imperceptible c’est une des îles Madeleine, dont j’ai si souvent entendu parler, depuis que je suis sur l’île du Prince Édouard… Fasse le ciel que cette île que j’aperçois soit habitée !… L’île Aubert, la Grosse Île, la Grande Entrée, et d’autres sont habitées, l’hiver comme l’été et… Je vais cingler vers cette île, car il faut que je l’atteigne ce soir même. Allons !

Vraiment, notre jeune aventurier n’avait pas le choix ; il ne pouvait retourner à l’île du Prince Édouard, et cette île qu’il apercevait, au loin c’était le salut.


Mais, plus il approchait de l’île, plus il voyait sa désolation…

— Ciel ! se dit-il. Cette île c’est le Rocher aux Oiseaux !… Rocher isolé en plein golfe Saint-Laurent !… Je le reconnais par la description que maintes fois m’en a faite Trefflé… Suis-je assez malchanceux !… Mais, qu’importe ; ce rocher je vais l’atteindre, il le faut !

Et, pour se donner du cœur, Jean se mit à chanter… Mais, bientôt, il se tut pour murmurer :

— Ah ! me voici au milieu des glaçons maintenant !… Dans quelle affreuse aventure je me suis jeté en n’écoutant pas les conseils de ce brave Trefflé !

… Nous savons le reste… Jean Bahr se vit obligé de s’enfoncer dans un étroit et dangereux chenal et, alors qu’il était en vue du Rocher aux Oiseaux, sa baleinière, entraînée par un glaçon flottant, s’en allait… où ?…


CHAPITRE IV

HALLUCINATIONS


Le glaçon entraînant la baleinière contenant Jean Bahr et son chien Léo allait rapidement ; il semblait voler sur les flots bleus du golfe Saint-Laurent. Cependant, si Jean, moins résigné à mourir, eût voulu s’assurer de ce qui se passait, il aurait constaté une chose qui l’eut rassuré, en quelque sorte : le glaçon s’approchait de l’île. Quand il en fut à deux mille à peu près, au lieu de s’éloigner, il se mit à évoluer sur lui-même, comme s’il eut suivi les caprices d’un invisible et irrésistible remous. D’autres glaçons évoluaient, non loin ; on aurait dit qu’ils exécutaient, à la clarté de la lune, qui venait de percer les nuages, un fantastique lancier.

Mais Jean, toujours couché dans le fond de son embarcation croyait fermement qu’il était entraîné vers l’éternité… Le froid devenait intolérable… Jean prit Léo dans ses bras, car le chien tremblait de froid ; de cette manière, peut-être parviendraient-ils à se réchauffer réciproquement.

Jean se demandait si le glaçon les avait entraînés bien loin… Du train qu’il allait, l’île ne devait plus être visible depuis bien longtemps déjà. Quelquefois, il se produisait un choc, que le jeune homme attribuait à d’autres glaçons flottants en sens inverse. Le glaçon le portant, lui et son chien serait bientôt mis en miettes par un de ces glaçons venant à sa rencontre… Alors, ça serait la noyade… son bateau, mis en pièces, serait coulé à fond et… Qui sait si quelque banquise ne se préparait pas à fondre sur lui en ce moment… il serait écrasé, puis noyé…

— La noyade est-elle vraiment « la plus belle des morts » comme on le prétend souvent ?… Je me rappelle être venu près de me noyer, certain jour ; je suis allé au fond de l’eau, deux fois et… ça n’était pas de ces plus… agréables… L’eau avait rempli ma bouche et mes oreilles et j’étouffais… Non, décidément, ce n’est pas une mort douce que la noyade… pourtant, c’est bien celle qui m’attend ! pensait Jean.

Un choc se produisit, un choc plus fort que les précédents, qui fit croire à Jean que le glaçon avait été frappé par une banquise, cette fois et que tout était fini… Chose singulière, le glaçon, au lieu de vibrer et s’émietter, restait stationnaire… La banquise, probablement, les remorquait, et c’est pourquoi on allait si lentement… si lentement qu’on eût dit que rien ne bougeait plus…