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coupable… Marielle était entrée dans ma chambre à pas de loup, elle s’était penchée sur moi et, me croyant endormie, elle avait dit, entre haut et bas : « Comme elle dort ! C’est le temps ! » C’était le temps de… quoi ? Tout à coup, je pensai à mon enfant et j’accourus auprès de mon bébé. J’aperçus ma belle-fille penchée sur le berceau de mon petit, lui faisait prendre un remède qu’il refusait d’avaler… Mon Dieu ! mon Dieu !… Marielle, surprise de me voir arriver dans la chambre, alors qu’elle me croyait profondément endormie, laissa tomber par terre le verre et la cuillère qu’elle tenait dans la main… J’étais sûre qu’elle avait l’air coupable, et je la soupçonnais déjà, quand mon bébé chéri fut pris d’horribles convulsions… Mme Dupas pleurait, elle sanglotait même : il était évident qu’elle déplorait sincèrement son erreur.

— Madame, dit Jean, tout l’hiver dernier vous avez été malade… Qui vous a soignée, alors que vous étiez languissante et souffrante ?… Votre enfant est né… Qui lui prodiguait des soins et de l’affection ?… N’est-ce pas Marielle, cet ange, Marielle toujours ?.

— Je sais ! Je sais !… Oh ! M. Bahr, je l’aimais Marielle, surtout depuis le renoncement qu’elle avait fait de la moitié de l’héritage de sa tante Solange en faveur de mon fils… Mais… Louise vint me souffler le soupçon contre la fille de mon mari et…

Personne ne répondit ; mais le regard méprisant que tous jetèrent sur Louise Vallier en disait assez long.

— Et comment avez-vous découvert (quoique trop tard) qui avait empoisonné votre fils, Mme Dupas ? demanda Mlle Solange.

— Mon Dieu ! pleura Mme Dupas. Mon Dieu, ayez pitié de moi et de ma malheureuse fille !… Je vais tout vous raconter, reprit-elle. Vous le savez peut-être, après le trépas de mon bébé et l’arrestation de Marielle, je n’eus pas tout à fait conscience de ce qui se passait autour de moi… Le Docteur Jasmin me fit prendre une prise pour calmer mes nerfs, et je finis par m’endormir… Vers les six heures du matin, (lundi matin) je m’éveillai, et soudain, un souvenir me revint à la mémoire : la veille, le jour de la mort de mon enfant, il pouvait être onze heures du matin, quand, entrant dans ma chambre, je cherchai, en vain, sur la table, la fiole contenant les remèdes de Guy. Pendant que je cherchais ainsi, Louise entra, portant la fiole dans sa main. Elle eut l’air très-étonnée (et très confuse, je m’en suis rappelée ensuite) en m’apercevant, et même, je crus la voir frissonner quand je lui demandai : « D’où viens-tu, Louise, et que fais-tu avec cette fiole de remèdes ? Cependant, elle eut vite trouvé une réponse : — J’étais à mettre un peu d’ordre sur cette table, me répondit-elle, quand j’ai cru entendre frapper à la porte et je suis descendue ouvrir, sans m’apercevoir que je tenais cette fiole à la main. » La réponse sembla assez naturelle… et ce n’est que plus tard, (trop tard hélas !) que je me remémorai cet instant.

« J’éveillai mon mari, continua Mme Dupas, et je lui dis tout. Hâtivement, il se leva, nous nous habillâmes tous deux, puis nous descendîmes dans la salle, décidés à disculper Marielle, sans perdre un instant… Marielle avait disparu !… »

— Peut-être aurais-je dû parler alors, dit Pierre Dupas ; mais, à cause de ma femme, si éprouvée déjà, je me suis tu… et je défie qui que ce soit de n’avoir pas fait comme moi… Nous avons gardé ce terrible secret ma femme et moi, et…

M. Bahr, interrompit ici Louise Vallier, suis-je libre ?

— Libre comme l’air, Mlle Vallier, répondit Jean. J’ai ici votre confession signée de votre main ; vous êtes libre, je le répète.

— Alors, au revoir, tous ! dit Louise ! Mère, ajouta-t-elle, en s’approchant de Mme Dupas qui pleurait, sans pouvoir se consoler, je sais que vous ne me pardonnerez jamais… Au revoir, mère !

— Pauvre malheureuse Louise ! s’écria Mme Dupas. Je sais que tu n’es pas tout à fait responsable de tes actes ; je pleure sur ton terrible crime, mais je te pardonne et je t’aime… quand même !

Mme Dupas déposa un baiser de pardon sur le front de sa fille… Ce baiser du pardon, comme elle fut consolée ensuite de l’avoir donné !


CHAPITRE XIV

ACCIDENT OU SUICIDE ?


Quittant le « Manoir-Roux », Louise Vallier s’achemina vers le « Gîte », et, en arrivant, elle dit à Max, qui était occupé à se confectionner un arc :

— Max, M. Bahr te fait dire d’atteler les chèvres, tout de suite !

Max, lui non plus, n’aimait pas Louise ; cependant, du moment que l’oncle Jean lui faisait dire d’atteler les chèvres, il allait les atteler. Louise sauta dans la voiture, et elle se mit à chercher le fouet.

— Où est le fouet ? demanda-t-elle à Max.

Mlle Vallier, répondit l’enfant, vous n’aurez pas besoin du fouet pour faire marcher les chèvres ; elles n’ont pas été attelées depuis… depuis la mort de Bébé Guy, et elles ne demandent qu’à courir.

— Ce n’est pas de tes affaires, mon petit ! Donne-moi le fouet immédiatement, entends-tu ! … Ces paresseuses chèvres ! Je vais les faire galoper à mon goût !

— Comme vous voudrez, Mlle Vallier, répondit Max, en haussant les épaules.

Quand Max eut apporté le fouet, Louise Vallier le saisit, puis elle en cingla la joue de l’enfant, en disant :

— Tiens, petit ! Ça t’apprendra à raisonner, quand je te donne un ordre !

Elle administra ensuite à Brise et Bise deux maîtres coups de fouet, et les chèvres affolées, partirent à fond de train…

Quand, moins d’une heure plus tard, Jean et Maurice revinrent au « Gîte », apportant les deux documents signés, l’un par Louise Vallier et l’autre par Charles Paris, ainsi que les deux verres et le petit entonnoir, ils aperçurent Max assis dans un coin de la salle ; il s’épongeait le visage avec de l’eau froide, en pleurant.

— Qu’as-tu, Max ? demanda Jean. Et quelle est cette affreuse marque que tu portes au visage ?