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pour les habitants du « Manoir-Roux » et pour ceux des villas. On était au mardi après-midi et M. Leroy père avait, ce jour-là quitté le Rocher aux Oiseaux avec son domestique Chérubin. Certes, M. Leroy eut désiré emmener Maurice ; mais celui-ci avait refusé de quitter l’île.

— Voyez-vous, père, avait-il objecté, il m’en coûterait trop d’abandonner Jean, surtout dans l’état d’esprit où il se trouve. Si vous me le permettez, je passerai l’hiver sur le Rocher aux Oiseaux, tout comme l’année dernière. Nous ne serons pas seuls, d’ailleurs, puisque M. Jambeau ne part pas, non plus que les Dupas.

— Comme tu voudras, mon garçon, avait répondu M. Leroy.

— Mais, père, emmenez Chérubin avec vous, cette fois, je vous prie. Ce pauvre Chérubin se désole à la pensée de passer un autre hiver ici, et puis, je n’aurai pas besoin de lui, puisque je me retirerai au « Gîte » avec Jean.

M. Rust aurait bien voulu, lui aussi, quitter l’île immédiatement ; mais Lillian, qui savait que le Docteur Le Noir était à la veille de revenir de son voyage à Québec, ne voulait pas partir avant de l’avoir revu.

Dans tous les cas, à la « Villa Grise », demeure des Brassard, à la « Villa Riante », demeure des Rust, à la « Villa du Rocher », demeure de Mlle Solange, et à la « Villa Magdalena », demeure des Paris, on avait commencé les préparatifs de départ ; tous devaient être prêts à quitter le Rocher aux Oiseaux au commencement de la semaine suivante.

Il était cinq heures de l’après-midi. Jean et Maurice se dirigeaient vers le « Manoir-Roux », afin de s’informer de Mlle Solange, qui revenait assez lentement de son indisposition. Ils étaient encore à cinq minutes de marche à peu près du « Manoir-Roux », lorsqu’ils aperçurent M. et Mme Dupas, qui se dirigeaient vers la Grande Coulée, près de laquelle était la tombe de leur petit Guy. M. et Mme Dupas étaient bien changés, tous deux, et un sentiment de pitié envahit le cœur de Jean et celui de Maurice en voyant ces pauvres parents que la mort de leur cher Bébé Guy avait tant affligés et désolés.

Afin de ne pas courir la chance de se rencontrer avec Louise Vallier, Jean et Maurice entrèrent par la porte de cuisine. Nounou n’était pas à son poste, cependant ; mais les deux jeunes gens se dirent qu’elle ne pouvait tarder, puisque ce serait bientôt l’heure de commencer à préparer le souper.

En attendant l’arrivée de la servante, Jean et Maurice allèrent s’asseoir près d’une fenêtre et ils se mirent à causer ensemble. Tout à coup, ils entendirent la voix de Louise Vallier ; la jeune fille causait avec quelqu’un, dans la salle d’entrée.

— Cessez de me poursuivre de vos attentions, M. Paris ! disait Louise.

— Louise ! Louise ! répondit la voix de Charles Paris. Vous le savez combien je vous aime !… Consentez à quitter le Rocher aux Oiseaux avec mon père et moi ; aussitôt que nous serons rendus à Québec, vous deviendrez ma femme, et je vous promets que vous serez heureuse !

— C’est parler pour ne rien dire ! s’écria Louise Vallier. Votre amour ne m’intéresse guère, M. Paris… Je ne quitterai pas le Rocher avec vous et votre père ! Je ne serai jamais votre femme ; voilà !

— Alors, s’écria Charles Paris, d’une voix tremblante, pourquoi m’avez-vous donné de l’encouragement, puisque vous ne m’aimiez pas ?… Louise ! Je vous en supplie, Louise ! Ne méprisez pas un amour comme celui que je vous ai voué ! Devenez ma femme, Louise, et…

— Quand vous me le demanderiez jusqu’à demain, je ne consentirais pas ! dit durement la fille de Mme Dupas. Bah ! Vous aimer, vous ! Devenir votre femme, à vous ! Jamais, entendez-vous, jamais ! Vous ne comprenez donc pas que je vous méprise !

— Vous me méprisez, vous ! Vous ! Louise Vallier !… Ah ! ces paroles, vous allez les payer cher !… Vous avez méprisé mon amour ; craignez ma haine ! exclama Charles Paris.

— Pensez-vous que je vous crains, mon pauvre M. Paris ! s’écria Louise, avec un de ses rires sots. Pas moi !

— Pourtant, dit Charles Paris, je puis, si je le désire, vous envoyer à la potence, Mlle Louise Vallier !

— Perdez-vous la raison ? dit la voix tremblante de Louise.

— Je dis que je puis vous envoyer à la potence… et je le ferai, entendez-vous !… Écoutez, Mlle Vallier, écoutez !… Vous souvenez-vous du jour de la mort de votre petit frère Guy ?… C’était un dimanche, et j’étais allé à la chapelle afin d’assister à l’office du matin, mais voyant que vous n’étiez pas présente, je quittai la chapelle et vins me promener aux alentours du « Manoir-Roux », dans l’espoir de vous apercevoir… Oui, asseyez-vous, Mlle Vallier ; j’en ai long à vous raconter…

« Ne vous apercevant pas aux environs de la maison et désirant ardemment vous voir et vous parler, je tournai la poignée de la porte et j’entrai… La salle (cette salle où nous sommes, en ce moment) était déserte ; bientôt, j’entendis des pas dans l’escalier, puis vous arrivâtes. Craignant, soudain, vos reproches pour avoir pénétré avec un tel sans cérémonie dans la maison, je me dissimulai derrière un écran… Vous tremblez, Mlle Vallier ; auriez-vous froid, par hasard ?…

« Je vous ai vue, vous dirigeant vers cette table, reprit Charles Paris. À la main vous teniez une petite fiole contenant un liquide de couleur brune… Vous avez déposé la petite fiole sur la table, ensuite, vous avez ouvert ce cabinet à remèdes, duquel vous avez retiré une autre fiole, de la même dimension que celle que vous veniez de déposer sur la table ; cette seconde fiole contenait, elle aussi, un liquide de couleur brune… Vous pâlissez, Mlle Vallier !… Je continue…

« Je vous ai vue, ensuite, vous diriger du côté de la cuisine, puis en revenir, portant dans vos mains deux verres et un petit entonnoir… Vous avez transvidé le contenu des deux fioles dans les deux verres, puis, dans la première vous avez vidé le liquide de la seconde fiole, et « vice versa »…

« À la hâte, ensuite, vous êtes montée à l’étage supérieur, emportant la première fiole, celle qui contenait maintenait le liquide de la seconde fiole… Je vous ai entendue parler à une personne, en haut ; mais comme vous tardiez à revenir dans cette salle, je m’emparai des deux