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Mon Père, mon enfant Guy sera enterré cet après-midi ; nous feriez-vous la faveur et nous donneriez-vous la consolation d’être présent ?

En entendant la voix de Pierre Dupas, Jean Bahr se leva d’un bond ; sur son visage se lisait la folie du désespoir. S’avançant auprès du père de Marielle, il s’écria :

— Ah ! M. Pierre Dupas, j’ai quitté le Rocher aux Oiseaux, samedi, vous laissant en soin ma chère et douce fiancée ; qu’en avez-vous fait ?… Répondez ! Répondez ! Qu’en avez-vous fait ?… Sans doute, vous l’avez protégée de tout mal, vous l’avez défendue, quand elle a été accusée par votre misérable femme d’avoir commis le plus lâche, le plus abominable des crimes ?… Sans doute, aussi, quand, sur la demande de Mme Dupas et l’accusation du Docteur Jasmin, ma bien-aimée a été arrêtée, vous avez juré qu’elle était innocente et ne l’avez pas maudite ?

— Jean ! Jean ! implora Maurice.

— Misérable que vous êtes ! s’écria Jean, tout à fait hors de lui. Père sans cœur ?… Eh bien, votre fils que vous pleurez tant, vous allez le rejoindre dans l’éternité ; car je vais vous étrangler de mes dix doigts !

Jean Bahr s’élança vers Pierre Dupas, les doigts écartés, pour le saisir à la gorge ; mais Maurice Leroy se plaça entre les deux hommes.

Ôtez-vous de là, Leroy ! cria Jean. Cet homme ne mérite pas de vivre ! il va mourir, et je vais me payer la satisfaction de l’étrangler !

— Bahr ! Bahr ! implora, encore une fois Maurice.

— Ah ! misérable ! s’exclama, de nouveau Jean. Puis, repoussant Maurice il saisit Pierre Dupas à la gorge. Mais une main se posa sur son épaule, et la voix du vieux prêtre se fit entendre :

— Mon fils ! disait le prêtre. Au nom de Dieu, je vous commande de contrôler votre colère !… Allez-vous commettre un meurtre, mon pauvre enfant, un meurtre hideux et lâche… puisque celui que vous attaquez ne se défend même pas ? Ô mon fils !

Aux premières paroles du prêtre, Jean avait détendu ses doigts, et Maurice avait pu entraîner son ami, sans qu’il s’en aperçut presque.

— M. Dupas, dit le prêtre je serai chez vous dans moins d’une heure, pour les funérailles de votre enfant. Veuillez maintenant vous retirer, ajouta-t-il, en désignant Jean, que Maurice essayait de calmer.

Quand le prêtre fut parti pour le « Manoir-Roux », Maurice raconta à Jean ce qui se passait chez les Dupas, depuis la disparition de Marielle. Mlle Solange, en revenant de sur la grève, où elle était allée, pour assister, elle aussi, au départ de Marielle, s’était rendue au « Manoir-Roux », et là, elle avait dit à son neveu sa façon de penser. Mlle Solange avait parlé longtemps ; de plus, elle était très en colère. Quand elle eut dit ce qu’elle avait à dire, elle s’était tranquillement évanouie. Tante Solange était donc chez les Dupas, où ses domestiques étaient allés la rejoindre et Nounou la soignait, au meilleur de sa connaissance, car le Docteur Jasmin, que tous sur le Rocher aux Oiseaux détestaient et que M. Jambeau aurait voulu chasser à coups de canne, le Docteur Jasmin donc, était retourné à la Grosse Île, depuis le matin.

Nounou, chose très étrange, ne semblait pas trop affectée de la disparition de Marielle. La vieille servante semblait cacher quelque chose en son for intérieur, quelque chose qui semblait la rassurer quelque peu sur le sort de sa chère Marielle.

Mme Dupas était presque continuellement en crises de nerfs. Chose étrange aussi. M. Dupas était le seul qu’elle tolérât auprès d’elle. Si sa fille Louise se montrait, Mme Dupas la chassait : « Va-t-en ! Va-t-en ! cria-t-elle. Va-t-en, fille ! »

Le corps de Bébé Guy avait été déposé dans un petit cercueil qu’avait fait M. Brassard, et que Mme Brassard et Lillian Rust avaient matelassé de mousseline blanche et de dentelle. Toutes deux, Mme Brassard et Lillian, avaient aussi confectionné deux couronnes, dont l’une toute mignonne et l’autre grande, avec des guirlandes de roses sauvages, de marguerites et de boutons d’or, cueillis près du Sinistre Ravin. La toute petite couronne avait été déposée sur la tête de Bébé Guy et la grande couronne sur son cercueil. Mais là s’arrêterait le dévouement de tous ; aucun des amis de Marielle n’assisterait aux funérailles de l’enfant, qu’ils avaient tant aimé pourtant. Les amis de Marielle protestaient ainsi, jusqu’au bout, contre l’indignité qui avait été commise contre la fiancée de Jean. Si Bébé Guy était mort dans des circonstances ordinaires, il en aurait été autrement : mais, l’assistance aux funérailles eut été en quelque sorte une preuve de considération, et de la considération, ils n’en avaient assurément pas pour ces gens qui avaient persécuté Marielle si cruellement. Tandis que Maurice racontait ces choses à Jean, la cloche de la chapelle sonna, tout à coup.

— C’est le glas de Bébé Guy qui sonne, Maurice ! dit Jean. Pauvre cher petit !… Comme nous l’aimions Marielle et moi !… et comme le cœur de ma bien-aimée eut été contristé en entendant sonner cette cloche !… Marielle ! Ô Marielle ! Et Jean pleurait tout haut.

— Qui sait, Bahr, si Mlle Marielle ne l’entend pas cette cloche !… Qui sait où elle est en ce moment ?… Courage, Jean ! dit Maurice. Si votre douce fiancée est encore de ce monde, nous la retrouverons !

À ces paroles, Jean Bahr se sentit un peu moins triste, et une lueur d’espoir sembla naître en son cœur.


CHAPITRE XII

L’ADMIRATEUR DE LOUISE VALLIER


Les événements allaient se précipiter sur le Rocher aux Oiseaux.

Tout d’abord, depuis la disparition si étrange de Marielle, un voile de tristesse semblait envelopper l’île. Depuis qu’on ne pouvait plus apercevoir le radieux visage de l’Ange du Rocher, chacun paraissait avoir découvert que des affaires pressées les appelaient, soit à Québec, soit à Montréal, et bientôt, chacun partirait… pour ne plus revenir.

Deux semaines s’étaient écoulées depuis les événements racontés dans le précédent chapitre, deux mornes semaines, pour Jean, pour Maurice