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Saisissant la fiole contenant les remèdes, Marielle lut deux fois de suite, la prescription qui y était écrite et elle suivit exactement ladite prescription. L’enfant ne voulait pas avaler les remèdes, ce que voyant, elle souleva la tête de son petit frère et ainsi, parvint à lui faire prendre plus de la moitié du liquide. Soudain, elle tressaillit, car la voix de Mme Dupas disait, non loin d’elle :

— Marielle, que faites-vous près du berceau de mon enfant ?

— Madame Dupas… commença Marielle.

— Combien de fois faut-il que je vous défende d’approcher de mon enfant ?… Je me défie de vous, Marielle ; non sans raison, je crois… Où est Louise, et pourquoi n’a-t-elle pas donné les remèdes à… Mme Dupas se tut subitement ; mais bientôt, un cri terrible s’échappa de sa bouche, car Bébé Guy se mit à se tordre soudain, dans d’affreuses convulsions. Mon enfant ! Mon bébé chéri ! cria-t-elle. Ô mon ange adoré ! Guy ! Guy !

Marielle, pâle comme une morte, regardait son petit frère se tordre sous les convulsions… Des pas se firent entendre, puis quelqu’un monta l’escalier à la course ; Pierre Dupas et le Docteur Jasmin entrèrent dans la chambre.

— Docteur ! Docteur ! Mon enfant ! cria Mme Dupas. Voyez-le donc !… Mais… il se meurt !… Docteur ! Sauvez-le ! Sauvez-le !

Le médecin, l’air grave, regardait l’enfant, qui se tordait sous ses yeux, et il vit immédiatement que, dans peu d’instants, ce serait fini.

— Sauvez-le, Docteur ! M. Dupas vous donnera la moitié de sa fortune, toute sa fortune si vous sauvez notre enfant ! Guy ! Guy !

Mais, même avant que Mme Dupas eût cessé de parler, Bébé Guy se tordait dans une suprême convulsion, puis il retomba mort, dans les bras du médecin.

— Madame, dit, le médecin, je suis arrivé trop tard pour sauver votre enfant ; de fait, nul médecin au monde n’eut pu le sauver… Il faut vous résigner à la volonté de Dieu, Madame… Votre enfant est mort.

— Mort ! s’écrièrent-ils tous.

— Mort ! Vous dites qu’il est mort mon bébé, mon enfant bien-aimé !… Ce n’est pas vrai ! Guy ! Guy ! Ô mon ange adoré ! sanglotait Mme Dupas en étreignant le cadavre de son enfant.

— Madame, reprit le Docteur Jasmin, veuillez répondre aux questions que je vais vous poser… Qui a administré les remèdes à votre enfant ?… car je vois qu’il a dû prendre ses remèdes quelques instants seulement avant de mourir… Je répète : qui lui a administré ces remèdes ?… Est-ce vous, Madame ?

— C’est Marielle, la fille de mon mari ! malgré la défense que je lui avais faite, mainte et mainte fois, de s’approcher de mon enfant, elle lui a fait prendre ses remèdes, convaincue qu’elle était que je dormais et ne pouvais intervenir… Ah ! Marielle, ajouta Mme Dupas, vous avez cru que je dormais, quand, sur la pointe des pieds, vous êtes entrée dans ma chambré… J’étais éveillée, comme je le suis en ce moment.

— Alors, pourquoi… Commença Marielle.

Mais le médecin se mit, de nouveau, à questionner Mme Dupas :

— Vous dites que Mlle Dupas est entrée dans votre chambre ?… Que s’est-il passé alors ?

— Après avoir pris le chloral, j’ai dormi pendant une heure à peu près, dit Mme Dupas. Il y avait un quart d’heure que j’étais éveillée, et je ne voulais pas me rendormir avant l’heure de donner les remèdes à mon cher petit… Tout à coup, la porte de ma chambre s’ouvrit et j’aperçus Marielle… Elle était très pâle et elle marchait avec d’infinies précautions… Elle s’approcha de mon lit… La voyant s’approcher, je fermai les yeux, feignant de dormir… Marielle se pencha sur moi, et je l’entendis murmurer, entre haut, et bas : « Comme elle dort ! C’est le temps ! »

— Mon Dieu ! murmura Pierre Dupas.

— Après le départ de Marielle, reprit Mme Dupas, je restai quelques secondes sans bouger mais soudain, la pensée de mon enfant se présentant avec force à mon esprit, j’accourus, sur la pointe des pieds, auprès de son berceau… Marielle, malgré ma défense réitérée, était penchée sur mon bébé, le forçant à prendre ses remèdes… Quand je l’appelai par son nom. elle eut tellement peur d’être surprise ainsi, qu’elle laissa tomber par terre le verre et la cuillère qu’elle tenait à la main…

— Docteur Jasmin, intervint ici Pierre Dupas, de quoi est-il mort notre pauvre cher petit Guy ?

— Je ne puis me prononcer avant d’avoir fait l’analyse des remèdes contenus dans cette fiole, répondit le médecin, en s’emparant de la bouteille qu’il y avait sur la table, s’emparant aussi du verre cassé, au fond duquel il restait encore quelques gouttes d’une substance brunâtre. Donnez-moi, s’il vous plaît, la clef du cabinet à remèdes, M. Dupas.

— La clef est dans la serrure du cabinet, Docteur, répondit Pierre Dupas.

— Ah ! vraiment ! dit, seulement, le médecin.

Le Docteur Jasmin fut à peu près cinq minutes absent. Quand il remonta dans la chambre des Dupas, après avoir fait l’analyse des remèdes, son visage était blanc comme de la chaux et il y avait une expression très étrange dans ses yeux.

— Monsieur et Madame Dupas, dit-il j’ai analysé consciencieusement le contenu des deux fioles, et j’ai constaté qu’une main criminelle…

— Criminelle ! s’écrièrent-ils tous.

— Oui, reprit le médecin, d’une voix altérée, une main criminelle a changé le contenu des fioles… Je m’explique : dans cette fiole, sur laquelle est l’étiquette : « Poison », j’ai trouvé les remèdes à prendre ; tandis que, dans celle-ci, celle qui contenait la potion, j’ai trouvé la lotion. Cette lotion, je vous l’ai dit déjà, contient une grande quantité de poison… À votre enfant, Monsieur et Madame Dupas, a été administré une dose de poison que même un adulte n’eut pu prendre sans danger.

— Dieu tout-puissant ! s’écria Pierre Dupas, pâle jusqu’aux lèvres.

Mme Dupas, les yeux agrandis et presque sortis de leurs orbites, un terrible rictus crispant ses lèvres, s’avança alors vers Marielle. Ses mains saisirent sa belle-fille à la gorge, tandis que, d’une voix rauque, elle criait :

— Empoisonneuse ! Empoisonneuse !