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sitôt, le petit malade eut l’air d’être soulagé, car il s’endormit paisiblement.

— Ces remèdes que je viens de faire prendre à l’enfant devront lui être administrés toutes les trois heures, jusqu’à nouvel ordre, dit le médecin. La prescription est sur la bouteille : dix gouttes dans une cuillerée d’eau froide. Quant à la lotion, je l’appliquerai moi-même, s’il y a lieu. Maintenant, vous remarquerez que la potion et la lotion sont de la même couleur ; c’est pourquoi, sur la fiole contenant la lotion j’ai collé une étiquette rouge portant le mot : « Poison ». Mais, comme il faut tout prévoir ; (je veux dire qu’il faut prévoir le cas où, dans un moment d’excitation, on pourrait se tromper de fiole), soyez assez bon, M. Dupas, de porter cette fiole contenant la lotion au rez-de-chaussée. La fiole contenant la potion restera, seule, sur cette table ; de cette manière, il n’y aura rien à craindre.

— Je vais déposer cette fiole, celle contenant la lotion, dans le cabinet à remèdes qu’il y a dans la salle d’entrée, Docteur, répondit Pierre Dupas.

— Bien, dit le médecin. Il faut user de grandes précautions avec ces lotions, qui contiennent toujours une certaine quantité de poison… Je ne quitterai pas le Rocher aux Oiseaux avant demain soir, reprit-il ; si vous pouvez me loger, sans que cela vous occasionne de la gêne…

Bébé Guy passa une assez bonne nuit, en somme, et quand, au matin, le Docteur Jasmin put rassurer Monsieur et Madame Dupas et leur dire qu’il considérait l’enfant hors de danger immédiat, ceux-ci ne pouvaient vraiment croire à leur bonheur.

Vers les dix heures, Marielle et son père partirent pour la chapelle. C’est Marielle qui toujours, faisait l’office du dimanche. Les amis des Dupas étaient à la porte de la chapelle, attendant anxieusement des nouvelles de Bébé Guy, et tous furent heureux d’apprendre que ça allait mieux, beaucoup mieux. Marielle venait de commencer la deuxième dizaine de chapelet, quand elle aperçut Charles Paris qui quittait furtivement la chapelle. Louise Vallier n’étant pas venue à l’office, Charles s’en allait se promener autour du « Manoir-Roux », avec l’espoir de l’apercevoir. Marielle n’accorda pas une seconde pensée à ce départ de Charles Paris… Pourtant, de ce petit incident dépendrait, un jour, le bonheur et la paix de sa vie.

Il était trois heures moins le quart de ce même jour. Pierre Dupas était allé, avec le Docteur Jasmin, rendre visite à M. Jambeau. Nounou était chez Mlle Solange à lui confectionner, pour le souper, un plat qu’elle (Mlle Solange) aimait. Louise Vallier était assise, dehors sur la véranda. Mme Dupas était couchée et elle dormait. Marielle était donc, pour ainsi dire, seule dans la maison, la seule éveillée du moins. Tout à coup, elle leva les yeux sur le cadran de la salle et s’écria :

— Trois heures moins le quart ! Je ne croyais pas qu’il fut si tard. J’ai promis à tante Solange que je serais chez elle pour trois heures ; j’arriverai en retard, bien sûr ! Hâtivement, elle mit son chapeau et sortit. Louise Vallier, en apercevant Marielle, lui demanda :

— Où allez-vous donc, Marielle ?

Marielle eut pu répondre à Louise Vallier que ça ne la concernait nullement où elle allait ; Mais, notre héroïne était un ange, et elle essayait d’être bonne et charitable envers tous, même ses pires ennemis.

— Je me rends chez tante Solange, répondit-elle.

— Moi aussi, je sors, à l’instant, dit Louise.

— Mais, Mlle Vallier, dit Marielle, vous ne pouvez sortir maintenant, n’est-ce pas ?… Il sera trois heures dans peu de minutes et vous savez que Guy doit prendre ses remèdes à trois heures précises ; le médecin a dit que c’était très important.

— Je sors ! répéta Louise Vallier.

— Sûrement, Mlle Vallier, insista Marielle, vous allez attendre qu’il soit l’heure de donner les remèdes à Guy ! s’écria Marielle. Mme Dupas dort et le Docteur Jasmin a défendu de l’éveiller, vu qu’il a dû lui administrer du chloral, à votre mère, pour la faire dormir… Qui donnera les remèdes à Guy si vous sortez ?

— Ah ! Que m’importe ! répliqua Louise Vallier, descendant de la véranda et se dirigeant vers l’avenue des pins.

Pendant quelques instants, Marielle suivit Louise Vallier des yeux, espérant qu’elle allait rebrousser chemin ; mais elle n’en fit rien.

Marielle, retournant dans la salle, jeta les yeux sur le cadran, dont les aiguilles marquaient trois heures moins cinq minutes.

— Mon Dieu, que faire ? se demanda-t-elle. Il faut que Guy prenne ses remèdes à trois heures précises et… Moi, je les lui donnerais bien ; mais Mme Dupas est préjugée contre moi et elle m’a défendu d’approcher du berceau de mon petit frère… Je vais aller voir si elle dort Mme Dupas… Peut-être qu’elle s’est réveillée… cela simplifiera les choses.

Sur la pointe des pieds, Marielle entra dans la chambre de Louise où sa belle-mère s’était retirée pour dormir. En entrant, la chambre le lui parut être sombre, à cause des persiennes qui étaient fermées ; mais elle crut voir les yeux de Mme Dupas, grands ouverts, fixés sur elle. Bien vite, elle s’approcha du lit et appela doucement :

— Madame Dupas !

Ne recevant pas de réponse, Marielle se pencha sur la mère de Guy, et elle vit qu’elle dormait profondément…

— Que faire ? Que faire ? se demanda-t-elle, encore une fois. Il faut que Guy prenne ses remèdes et… J’ai bien envie d’éveiller Mme Dupas ; personne ne pourra me blâmer, puisque j’aurai agi pour le mieux… Oui, je vais l’éveiller !… Quelque chose me dit de l’éveiller !

Marielle se pencha, encore une fois, sur Mme Dupas, et voyant qu’elle dormait paisiblement, elle se dit :

— Le médecin a expressément défendu de l’éveiller… Comme elle dort !… dit-elle ensuite, entre haut et bas. Puis, regardant l’heure au cadran, elle ajouta : « C’est le temps ! »

Quittant la chambre où dormait sa belle-mère, Marielle alla droit au berceau de Guy.

— Pauvre cher petit ange du ciel ! dit-elle, en déposant un baiser sur le front de son petit frère. Oh ! si tu savais comme je t’aime, Bébé Guy, et comme je suis heureuse de te savoir mieux, presque guéri !