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dans sa chambre et il vit que l’enfant, en effet, était très mal ; il semblait étouffer, et Mme Dupas, debout près du berceau, se tordait les mains de désespoir.

— Pierre ! cria-t-elle. Mon petit Guy ! il se meurt !

— Grand Dieu ! exclama Pierre Dupas. Il semble avoir beaucoup de difficulté à respirer… Que faire ?…

— Père, dit Marielle, qui était présente, j’ai proposé à Mme Dupas de mettre un autre oreiller sous la tête de Guy ; peut-être respirerait-il plus facilement alors.

— Pourquoi ne pas essayer ce simple moyen ? demanda Pierre Dupas à sa femme.

— Je n’ai guère confiance aux prescriptions de votre fille, Pierre, répondit Mme Dupas.

Cependant, un oreiller supplémentaire ayant été mis sous la tête de l’enfant, celui-ci sembla respirer moins difficilement.

— Je vais me rendre à la Grosse Île chercher un médecin, dit Pierre Dupas. Quel malheur que le Docteur Le Noir ait quitté le Rocher aux Oiseaux, ce matin, en même temps que Jean !

— Pars tout de suite, tout de suite ! s’écria Mme Dupas. Vois, oh ! vois : il va mourir notre petit !

Pierre Dupas, en sortant de chez lui, rencontra M. et Mme Brassard ; ils se rendaient au magasin, acheter des provisions pour le lendemain.

— Notre bébé est bien malade ! dit Pierre Dupas.

— Bébé Guy ! s’écrièrent M. et Mme Brassard.

— Je pars pour la Grosse Île, afin d’en ramener un médecin.

Mme  Brassard fit un signe à son mari ; Pierre Dupas n’eut pu conduire une embarcation jusqu’à la Grosse Île, dans l’état d’énervement où il était.

— Je vous accompagne, M. Dupas, dit M. Brassard. Mais, êtes-vous sûr de trouver un médecin à la Grosse Île ?… Le Docteur Le Noir est parti pour Québec ce matin et…

— Oui. Je sais, répondit Pierre Dupas ; mais il y a un Docteur Jasmin qui le remplace, durant son absence.

Inutile de dire que la conversation ci-dessus s’échangeait, entre Pierre Dupas et M. Brassard, tout en se dirigeant vers le bord de l’eau. Les deux hommes prirent place dans une chaloupe, et bientôt ils partaient, à force d’aviron, dans la direction de la Grosse Île.

Aussitôt que Mme Brassard eut fait ses achats, au magasin, elle partit pour le « Manoir-Roux ». Entrant, sans attendre d’invitation, après avoir frappé à la porte, elle aperçut, dans la salle d’entrée, Louise Vallier, assise dans un fauteuil, qui lisait.

— Je vous demande pardon, Mlle Vallier, d’être entrée ici en coup de vent ; mais, j’ai rencontré M. Dupas, qui me dit que Bébé Guy est malade… Sans doute, M. et Mme Dupas se sont effrayés à tort, puisque…

— Ah ! Mme Brassard ! dit, tranquillement Louise Vallier. En effet, Guy est malade, me dit-on. Puis Mlle Louise Vallier se remit à lire.

Mme  Brassard regarda avec étonnement Louise Vallier… Cette fille était vraiment folle… Comment pouvait-elle prendre si froidement un événement qui causait un si grand émoi à tous !

Arrivés à la chambre de Mme Dupas, Mme Brassard frappa et la voix de Marielle lui dit d’entrer. Elle vit Mme Dupas assise sur une chaise berceuse, tenant dans ses bras son enfant. Certes, le bébé avait l’air très malade, et il souffrait de la gorge, c’était évident. Une respiration haletante s’échappait de sa bouche, qu’il tenait grande ouverte, comme s’il eut souffert de crises d’étouffements.

— Madame Brassard ! s’écria Marielle. Ô Madame Brassard, notre pauvre petit Guy est bien bien malade ! et elle éclata en sanglots.

— Mon bébé ! dit la mère de Guy, en pressant l’enfant dans ses bras.

— Pauvre cher petit ! s’écria Mme Brassard. Mais, pourquoi le tenez-vous dans vos bras ainsi ? Vous pouvez le fatiguer, tout en vous fatiguant vous-même inutilement. Croyez-moi, Mme Dupas, j’ai l’expérience des enfants et je sais qu’un petit malade fatigue plus quand on le tient dans ses bras que si on le laisse dans son berceau.

— Il est à moi ! à moi ! cria Mme Dupas, pressant passionnément l’enfant contre sa poitrine. Marielle… elle prétend l’aimer mon bébé ; mais je sais qu’elle le hait et qu’elle désire sa mort. Et Mme Dupas se mit à pleurer.

Mme Brassard ouvrit des yeux étonnés à ce discours, auquel elle était loin de s’attendre.

— Vous avez tort de parler ainsi, Mme Dupas ! s’écria-t-elle, très résignée, à coup sûr Marielle, ajouta-t-elle, ne pleurez pas, je vous prie ; votre belle-mère, qui est affolée de douleur, en ce moment, ne sait pas ce qu’elle dit… Moi-même, j’ai perdu un enfant, qui m’était aussi cher que votre petit Guy vous est cher, Mme Dupas, reprit-elle ; pourtant, jamais il ne m’est arrivé de blesser mes amis par mes discours, comme vous venez de blesser Marielle, qui, en fin de compte, est votre meilleure amie, dans votre cruelle épreuve.

— Je vous dis que Marielle hait mon enfant ! répéta Mme Dupas. Je lui ai défendu de le toucher… Marielle, ajouta-t-elle, retirez-vous ! Et je vous défends d’approcher de ma chambre, comprenez-vous !

— Mais, Mme  Dupas… commença Marielle.

— Allez-vous en ! répéta Mme Dupas, folle de colère.

Cette fois, Marielle quitta la chambre, et Mme Brassard la suivit.

— Marielle, dit-elle, ne restez pas seule dans votre chambre ; allez trouver Nounou dans la cuisine. J’irai vous rejoindre, tout à l’heure. Et Marielle, soumise comme une enfant, obéit à Mme Brassard.

Mme  Dupas, dit Mme Brassard, en revenant dans la chambre, après le départ de Marielle. je viens de laisser votre belle-fille en larmes. Vous avez bien tort de ne pas apprécier le dévouement de cette enfant, je vous l’assure… Si je suis revenue auprès de vous, c’est parce que je n’ai pu me décider de vous laisser seule, absolument seule avec votre enfant souffrant… Vous avez chassé Marielle, Nounou est occupée à la cuisine, et votre fille Louise est, elle aussi, occupée… à lire un roman dans la salle d’entrée, pendant que vous vous désolez ici.