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— Méchante ! Oh ! méchante ! murmura le médecin à l’oreille de Lillian. Puis lui saisissant la main et la pressant doucement, il ajouta, très ému : Je me vengerai !

Tous furent très amusés de ce petit incident, car tous savaient bien que Lillian Rust et le Docteur Le Noir étaient fiancés, ou presque.

Quand on se sépara à la porte du « Manoir-Roux » on se promit, de part et d’autre, de se rencontrer, le soir même, chez M. Jambeau.


CHAPITRE VII

L’AVERTISSEMENT


La soirée de M. Jambeau, en l’honneur de Marielle et de Jean, fut un grand succès. Étaient présents : Marielle, Jean, Mlle Solange, Maurice Leroy et son père, M. Rust et sa fille, M. et Mme Brassard et le Docteur Le Noir. La veillée se prolongea jusque vers minuit, ce qui était considéré très tard pour les habitants du Rocher aux Oiseaux.

Jean, qui était allé reconduire Marielle chez elle après la soirée, s’attarda à causer avec sa fiancée, à l’entrée de l’avenue des pins.

— Ma chérie, dit-il, je partirai de bonne heure, demain matin, pour l’île Aubert. J’essayerai d’être de retour lundi midi.

— Lundi midi, répéta Marielle. Jean, il me semble que c’est loin loin loin, lundi midi !…

— Chère Marielle ! dit Jean.

— Qu’il m’en coûte de vous laisser partir, Jean ! s’écria la jeune fille ; mais je sais qu’il le faut… Jusqu’à lundi… Que le temps va me paraître long !

— Ma bien-aimée, dit Jean, quand je reviendrai, lundi, je ramènerai un prêtre avec moi… Dans cinq jours maintenant… non, dans quatre jours, car minuit vient de sonner, vous serez ma femme. Marielle ! Combien je vais vous aimer, et comme je prendrai bien soin de vous !

— Cher Jean, vous le savez, je suis superstitieuse… Je le regrette, mais il en est ainsi… Je n’aime pas vous entendre parler de départ, ce soir, un vendredi et le treize du mois… Si vous pouviez ne pas me quitter, Jean ! Je suis triste, si triste, à la pensée de votre absence… J’ai peur… et je ne sais trop de quoi…

— Soyez raisonnable, ma chérie ; après le dix-huit, nous, ne nous quitterons plus… Maintenant, ma tant aimée, je vous quitte… Au revoir, ma douce fiancée, dit Jean, en pressant la jeune fille sur son cœur.

— Au revoir, Jean, mon Jean ! sanglota Marielle.

Mais Jean n’avait pas fait dix pas dans la direction de sa demeure, qu’il s’arrêta, cloué sur place par la surprise : un gémissement passait sur le Rocher aux Oiseaux. Ce gémissement il l’avait entendu déjà. Cette fois encore, il commençait doucement, pour aller ensuite, « crescendo », atteignant les plus hautes notes, pour redescendre et se perdre en une sorte de plainte douce.

Jean retourna sur ses pas, car il savait bien que Marielle serait très effrayée de ce gémissement.

— Jean ! Jean ! cria Marielle, en proie à une immense terreur, et se jetant dans les bras de son fiancé. Le Spectre ! Le Spectre !

— Non, non, Marielle ! dit Jean. C’est…

— Ah ! ne dites pas que c’est le vent, cette fois ; il n’y a pas un seul souffle de brise, cette nuit. C’est le Spectre du ravin qui gémit ; c’est toujours vers minuit qu’on l’entend !

Un autre gémissement passa sur l’île, plus effrayant peut-être que le premier ; Marielle tremblait de peur.

— Ne partez pas ! Ne partez pas demain ! Ne me laissez pas sur l’île, sans protecteur ! Jean ! Jean ! Le Spectre qui gémit ! C’est un avertissement ; nous aurions tort de ne pas l’écouter. Non, non, ne partez pas, Jean, cher Jean. Il va arriver malheur et je serai sans protecteur.

— Vous ne serez jamais sans protecteur, tant que je serai sur cette île, Mlle Marielle ! dit, en ce moment, la voix de Maurice Leroy.

— Maurice ! s’écria Marielle. Ô M. Maurice, avez-vous entendu ce terrible gémissement ?… C’est le Spectre du ravin qui gémit ainsi, le spectre d’Ylonka… Chaque fois…

Mais Marielle s’interrompit : un troisième gémissement passa sur le Rocher aux Oiseaux, et même Jean et Maurice pâlirent, tant c’était lugubre.

— C’est un avertissement ! répéta Marielle, folle de peur. Ne partez pas, Jean ! Je vous en supplie, mon cher fiancé, ne quittez pas le Rocher aux Oiseaux !

— Chère Mlle Marielle, dit Maurice, il faut, au contraire, laisser partir Jean. Lundi il reviendra, et mercredi vous vous marierez, tous deux ; ensuite, Mlle Marielle, vous saurez défier les spectres du Rocher aux Oiseaux.

— Oui, Jean, partez, dit Marielle. M. Maurice a raison, et je ne suis pas raisonnable de vous tourmenter ainsi.

— Maurice est notre ami à tous deux, Marielle, dit Jean ; je vous laisse sous sa garde… Songez à une chose, ma chérie, vous avez bien des amis sur cette île : Maurice, ici présent, M. Jambeau, M. et Mme Brassard, puis les Rust père et fille, sans compter votre famille ; votre père et votre tante Solange. D’ailleurs, il n’arrivera rien ; que peut-il arriver dans l’espace de trois ou quatre jours ?

Ah ! que peut-il arriver ?… Vous êtes loin de vous en douter, Jean Bahr !

Quand Jean, pour la dernière fois, se retourna pour regarder Marielle, avant de quitter l’avenue des pins, il la vit, debout sur le seuil de la porte du « Manoir-Roux », qui agitait la main, en signe d’adieu.

Ô Jean Bahr, regardez-la bien votre douce fiancée ; remplissez vos yeux de cette vision… Qui sait quand vous la reverrez… ou si vous la reverrez jamais ?…


CHAPITRE VIII

LE DEUXIÈME ACTE D’UN DRAME


Le lendemain étant un samedi, et Jean étant absent, Pierre Dupas fut obligé de se tenir au magasin durant la majeure partie de la journée. Or, il pouvait être quatre heures de l’après-midi, quand Nounou arriva en courant et toute essoufflée au magasin.

— M. Dupas ! cria-t-elle. Vite, vite, à la maison ! Bébé Guy est bien malade !

Pierre Dupas partit en courant et il arriva, avant Nounou, au « Manoir-Roux ». Il monta