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cher, elle avait l’air d’être fatiguée. La jeune fille s’approcha, et lui dit :

— Vous avez l’air bien fatiguée, Madame. Aimeriez-vous entrer vous reposer un peu ?… Je demeure à quelques pas d’ici seulement.

— J’accepte votre offre, jeune fille, répondit l’étrangère. Comment vous nommez-vous, mon enfant ?

— Je me nomme Marielle Dupas, Madame.

— Ah ! dit la dame en examinant minutieusement Marielle. Et qui demeure avec vous, dans cette maison de laquelle nous approchons ?… Votre père ?…

— Oui. Mon père et ma belle-mère…

— Votre… quoi ?…

— Ma belle-mère, Madame. Mon père est remarié depuis un an… Il y a aussi mon petit frère, un charmant bébé, qui aura un mois demain… Il y a aussi notre vieille servante Nounou, qui m’a élevée… Puis il y a Louise Vallier, la fille de ma belle-mère… Veuillez entrer, Madame.

En entrant au « Manoir-Roux », Marielle aperçut son père qui était assis dans la salle, à lire.

— Père, dit Marielle, voici une dame que j’ai rencontrée ; elle avait l’air épuisée et je l’ai invitée à entrer.

— Tu as bien fait, Marielle ! répondit Pierre Dupas, en s’avançant au-devant de la nouvelle venue.

— Madame, voici mon père, dit Marielle à l’étrangère.

— Soyez la bienvenue, Madame ! dit Pierre Dupas. Puis il eut une exclamation  : Tante Solange ! Tante Solange ! Vous ici ! Sur le Rocher aux Oiseaux  ! »

— Tante Solange ! répéta Marielle.

Mme Dupas, entrant dans la salle en ce moment, son mari la présenta à sa tante Solange.

— Ah ! Tante Solange ! J’ai tant entendu parler de vous par mon mari ! dit Mme Dupas. Mme Dupas savait que tante Solange était très riche et déjà, elle pensait à l’avenir de son fils. Guy devrait hériter, lui aussi, de sa tante, à la mort de celle-ci ; il était son neveu, tout comme Marielle était sa nièce.

Marielle, qui s’était absentée quelques instants, revint dans la salle, portant son petit frère dans ses bras.

— Voyez, tante Solange ; voici notre cher bébé, mon petit frère Guy !

Mme  Dupas jeta un regard singulier sur la fille de son mari ; ce simple acte, si dépourvu d’égoïsme, l’avait vivement émue.

— Oh ! Le bel enfant ! s’écria Mlle Solange, en prenant Bébé Guy dans ses bras. J’aime beaucoup les enfants, ajouta-t-elle, en s’adressant à Mme Dupas. Votre enfant ressemble à Marielle, alors qu’elle avait cet âge, et Marielle passait pour le plus beau bébé qu’il y eut.

— J’espère alors, puisque vous aimez mon petit Guy, que vous viendrez tous les jours au « Manoir-Roux », Tante Solange, dit Mme Dupas. De fait, vous auriez dû venir vous retirer ici, à votre arrivée sur l’île… C’est vous, n’est-ce pas, qui avez loué la « Villa du Rocher ? »

— Oui, c’est moi… Mais, ma nièce, dit-elle, en s’adressant à Mme Dupas, si vous m’aviez vue arriver ici, avec mes deux domestiques, mes deux serins, mon perroquet, mon chat et mes chiens, je crois que vous auriez été un peu en peine pour nous loger.

Tous se mirent à rire, à la réplique de Mlle Solange. Décidément, tante Solange était une originale !

— Si je suis venue m’installer sur le Rocher aux Oiseaux, Pierre, reprit Mlle Solange, c’est que je désirais renouveler connaissance avec toi, faire la connaissance de Marielle, et la ramener avec moi à Montréal, à la fin de la saison… Qu’en dis-tu, Marielle ?

— Mais, tante Solange… murmura… Marielle.

Pierre Dupas se mit à rire, puis il dit :

— Chère tante Solange, Marielle va se marier, et…

— Se marier ! s’écria Mlle  Solange. Mais quel âge a-t-elle cette enfant ?

— Je viens d’atteindre mes dix-huit ans, ma tante, répondit Marielle. Je me marie le 18 juillet… avec M. Bahr.

— Ah ! Ce jeune homme qui m’a loué la « Villa du Rocher, » et qui persistait à m’appeler « Madame » quoique je lui aie dit que j’étais « Mademoiselle » et non « Madame »… eh ! bien, Marielle, tu viendras me voir à ma Villa, et nous causerons… Maintenant, je retourne chez moi.

— Assurément, vous allez rester à souper avec nous ! s’écrièrent-ils tous. Et Mlle Solange resta à souper et à veiller au « Manoir-Roux ».

Jean vint veiller avec eux, et Mlle Solange fut enchantée de son futur neveu, qu’elle désignait déjà du nom de « mon neveu Jean ».

Nounou étant entrée apporter des rafraîchissements durant la veillée, et entendant Mlle Solange appeler le fiancé de Marielle ; « mon neveu Jean », avait pris la liberté de dire ce qu’elle pensait de cela :

Mlle  Dupas, dit-elle à Mlle Solange, c’est malchanceux de donner à quelqu’un son titre, avant qu’il y ait droit. Il y en a qui rient de c’la et qui disent que ce sont des superstitions ; mais, feu mon défunt oncle qui est mort et qui était capitaine de barge, assurait que, aujourd’hui pour demain, ceux qui n’croyaient pas…

— Nounou, interrompit Mme Dupas, vous avez oublié le sucre pour le café ; s’il vous plaît l’apporter tout de suite.

Vous le voyez, Nounou avait retrouvé sa loquacité, que de tristes événements lui avaient fait perdre. Depuis la naissance de Bébé Guy, il régnait au « Manoir-Roux », un bonheur sans nuage.


CHAPITRE IV

L’INFLUENCE D’UN TOUT PETIT


Mme  Dupas était bien changée (de caractère) depuis la naissance de son fils ; elle n’était plus la femme désagréable de jadis, elle avait perdu son sourire faux, que tous détestaient tant, elle ne traitait plus Marielle avec mépris, elle ne brutalisait plus Nounou.

Tout l’hiver, Mme Dupas avait été malade et Marielle l’avait soignée avec dévouement. Depuis la naissance de l’enfant, Marielle entourait son petit frère de soins et d’affection, remplaçant sa belle-mère auprès du berceau, quand celle-ci avait l’air d’être fatiguée ou qu’elle était occupée.

Une nuit, le petit Guy avait été malade d’une indigestion, sans gravité d’ailleurs. Mme Dupas avait veillé l’enfant jusque vers les deux