Page:Bourgeois - Le spectre du ravin, 1924.djvu/39

Cette page a été validée par deux contributeurs.
37
LE SPECTRE DU RAVIN

assez rares sur le Rocher aux Oiseaux, autant dire qu’on ne s’en servait jamais, du moins, presque jamais. Cette pièce sombre toujours, car il ne fallait pas risquer que le soleil fanât le tapis aux couleurs vives et qui avait coûté si cher. Conséquemment, Marielle était privée de son piano, en face duquel elle avait passé tant d’heures agréables, soit à pratiquer, soit à improviser.

La chaise berceuse de Marielle ne lui appartenait plus ; Mme Dupas s’en était emparée. Cette chaise, que Pierre Dupas lui avait donnée en cadeau, il y avait deux ans, était le siège de Marielle ; de fait, c’est assise sur cette chaise que nous l’avons vue, plus d’une fois, au courant de ce récit. Quand Mme Dupas ou Louise s’emparait de sa chaise berceuse, avec un sourire méchant, Marielle avait vraiment envie de pleurer. Elle retenait ses larmes, cependant, se disant que ce serait de l’enfantillage de faire une scène pour une si petite cause ; mais, au fond, ça lui faisait beaucoup de peine.

La bibliothèque de Marielle n’était plus reconnaissable ; car, au lieu des simples récits qu’on y voyait, autrefois, elle contenait des livres aux couverts jaunes, qu’une jeune fille innocente et pure ne saurait lire sans danger.

— Marielle, votre père désire que vous nous cédiez votre chambre à coucher.

— Vous céder ma chambre à coucher ! s’écria Marielle.

— C’est le désir de votre père, dit, sèchement, Mme Dupas, mentant, avec l’effronterie de ses pareilles.

La chambre à coucher de Marielle était la plus belle et la plus spacieuse du « Manoir-Roux ». Elle était aussi grande que le salon et la salle, et un petit boudoir y attenait. Depuis le mariage de son père, Marielle passait presque toutes ses veillées dans sa chambre à coucher ou dans son petit boudoir. Puisqu’on ne lui adressait jamais la parole que pour lui dire des choses désagréables, elle préférait veiller seule, dans sa chambre, à lire, à écrire, ou à travailler à quelqu’ouvrage de fantaisie.

La chambre à coucher de Pierre Dupas était grande, elle aussi, mais il n’y avait pas de boudoir y attenant. Au fond, Marielle savait que Mme Dupas mentait en affirmant que son père désirait qu’elle cédât sa chambre ; mais elle n’allait pas en souffler mot.

— J’aurais trop l’air de me plaindre, se disait-elle. Eh ! bien, je me contenterai de la chambre qu’occupait mon père ; elle est grande et confortable d’ailleurs. Avec des rideaux, je séparerai la pièce en deux parties et de l’une je ferai mon boudoir… Je trouverai bien le moyen de me plaire, dans ma nouvelle chambre.

Ce soir-là, quand Marielle arriva à la porte de sa nouvelle chambre à coucher, celle qui avait appartenu à son père, elle fut surprise de voir Louise Vallier installée dans cette pièce.

— Avez-vous besoin de quelque chose, Marielle ? demanda Louise, avec un de ces sourires que la fille de Pierre Dupas détestait tant.

— Que faites-vous dans cette chambre, Mlle Vallier ? demanda Marielle.

— Mais… c’est ma chambre à coucher ici, ma chère ! répondit Louise ; en riant aux éclats. Votre chambre à vous fait suite à celle de Nounou.

Sans répliquer, un mot, Marielle se dirigea vers une pièce, faisant suite à la chambre de Nounou (sorte d’alcôve servant de chambre de débarras, depuis que le « Manoir-Roux » était construit) et elle vit qu’on y avait transporté ses meubles, excepté sa chaise de lecture, sa bibliothèque et quelques bibelots auxquels elle tenait beaucoup. Son cœur sembla se briser, en entrant dans cette chambre ; elle se jeta sur son lit et éclata en sanglots.

Nounou n’avait pas eu connaissance de ces changements, donc, le soir, vers les neuf heures, quand elle monta dans sa chambre, elle fut très surprise d’entendre marcher dans la pièce voisine de la sienne. Elle ouvrit la porte, et quel fut son étonnement d’apercevoir Marielle installée dans cette sorte de grenier.

Mlle Marielle ! s’écria Nounou. Chère Marielle, que faites-vous dans c’grenier ?

— C’est ma chambre à coucher ici, Nounou, répondit la jeune fille en pleurant.

— Votre… quoi ?… Votre… chambre à coucher ?…

— Oui, Nounou ! Mme Dupas a pris ma chambre, Louise Vallier a été installée dans l’ancienne chambre de mon père, et moi… et moi…

Nounou ne fit ni un ni deux ; elle descendit dans la salle (sans le dire à Marielle) et s’approchant de Pierre Dupas, lui dit :

M. Dupas, voulez-vous monter à l’étage supérieur, s’il vous plaît ? j’désire vous montrer quelque chose.

— Qu’est-ce ? demandèrent, en même temps. M. et Mme Dupas.

— Voulez-vous v’nir, M. Dupas ? insista Nounou.

— Je t’en prie, Pierre, dit Mme Dupas, n’écoute pas cette vieille folle ; qu’elle dise, au moins, de quoi il s’agit.

— Voulez-vous v’nir, M. Dupas ? demanda, de nouveau, Nounou.

— Je te suis, Nounou, répondit Pierre Dupas, très impatienté. Qu’y a-t-il donc ?

— Vous allez, l’savoir bientôt, répondit Nounou, d’une voix remplie de larmes.

Elle conduisit Pierre Dupas dans la nouvelle Chambre de Marielle.

— T’nez, M. Dupas, dit Nounou, veuillez admirer la nouvelle chambre à coucher de votre fille… C’grenier…

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Pierre Dupas, en s’adressant à sa femme, qui, avec Louise, les avaient suivis lui et Nounou.

— Cela veut dire que c’est Marielle qui a désiré ce changement, dit, effrontément, Mme Dupas.

— Vous mentez ! Vous mentez ! s’écria Nounou, folle de colère.

— C’est vrai ; c’est Marielle qui a désiré cette chambre, afin d’être près de Nounou, dit Louise Vallier, à son tour.

Mlle Marielle ! Mlle Marielle ! Démentez-les ces deux femmes crachées de l’enfer ! s’écria la vieille servante.

— Ces femmes ont menti, père ! dit Marielle.

— Marielle ! réprimanda Pierre Dupas.

— Ô Père ! Père ! Ce sont deux misérables créatures Mme Dupas et sa fille Louise Vallier ; elles…

— C’est assez, Marielle ! tonna Pierre Dupas.

— Pourtant, père… commença Marielle.