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maines et il y avait plus de dix jours qu’il n’avait pas vu Marielle.

Ce soir, à cause de l’orage, il allait rester chez lui, à travailler dans ses livres. Vraiment, la richesse serait bientôt le partage de Jean et de Pierre Dupas ; tout ce qu’ils entreprenaient réussissait d’une façon extraordinaire. Pas plus tard que le lendemain soir, Jean allait demander Marielle en mariage et, si son père y consentait, les noces se feraient à l’automne. Le jeune homme n’avait plus rien à craindre pour l’avenir, puisque tous ses plans réussissaient si bien ; toutes les villas étaient louées et le magasin rapportait gros. « Aux prix doux » était un magasin général maintenant ; on y trouvait tout ce que l’on pouvait désirer, depuis la farine, les œufs, le beurre, les conserves, etc., jusqu’aux cotons et aux vêtements confectionnés.

Il y avait déjà trois semaines que Mme Vallier et sa fille étaient sur le Rocher aux Oiseaux, et quoique Pierre Dupas et Marielle eussent été rendre visite à ces dames, Jean n’en avait eu ni le loisir ni le désir. Il n’aimait pas beaucoup Mme Vallier ; il trouvait qu’il y avait quelque chose d’absolument faux dans son visage et dans ses manières. Quand à Louise Vallier, qu’il avait revue trois ou quatre fois, au magasin, il la trouvait tout simplement insupportable.

— Quelle pince-sans-rire que Mlle Vallier ! se disait-il. Par contraste Mme Vallier, elle, n’est pas avare de ses sourires. Dieu me pardonne si je fais un jugement téméraire, mais je crois foncièrement que cette femme est une fière intrigante… Léo ne peut la souffrir ; je sais d’avance quand Mme Vallier passe à proximité du magasin ou du « Gîte », car le chien gronde et montre les dents… Marielle aurait-elle raison, et devrait-on se fier à l’instinct d’un chien ?… Dans tous les cas, je ne suis pas pressé d’aller faire visite aux dames Vallier… Mlle Louise a l’air de s’attendre à ce que je lui fasse un peu la cour… Eh ! bien, je suis courtois envers toutes les dames ; j’espère ; mais c’est tout ce que Mlle Vallier a le droit d’attendre de moi.

Allons ! Il faut que j’écrive à ma sœur ; je lui dois une lettre et je vais m’acquitter envers elle… Chère chère Louise !… Elle est fiancée à mon meilleur ami, là-bas ; je veux la féliciter, ce soir même.

Jean venait d’écrire : « Chère Louise, j’ai reçu… » quand il entendit frapper à sa porte. Il crut, d’abord, qu’il s’était trompé ; qui pouvait être dehors par un temps pareil ?… Mais Léo courut vers la porte en aboyant joyeusement et en frétillant de la queue… Oui, quelqu’un désirait entrer et ce quelqu’un n’était pas un ennemi.

— Entrez ! dit Jean.

Aussitôt, la porte du « Gîte » s’ouvrit, et grand fut l’étonnement de Jean Bahr en voyant entrer Maurice Leroy.

On le sait, Jean n’aimait pas Maurice, pour la raison que nous savons et cette visite avait quelque raison de le surprendre.

— M. Bahr, dit Maurice en entrant, c’est le beau temps qui m’amène !

Maurice, se mit à rire gaiement, puis il reprit, en flattant Léo :

— Bonjour, Léo ! Donne ta patte, comme un beau chien que tu es.

Le chien présenta gravement sa patte, puis il se mit à gambader autour du nouveau venu, en donnant tous les signes d’une grande joie.

Quand le visiteur se fut débarrassé de son parapluie et de son imperméable, il prit place dans un fauteuil que Jean lui présenta et il lui dit :

— Vous le savez, M. Bahr, mon père est absent. Il m’a écrit de l’île Aubert pour me dire qu’il va être obligé de se rendre à Québec pour affaires importantes. C’est assez ennuyant à « Charme Villa », seul avec notre domestique Chérubin, qui n’est pas amusant tous les jours.

— M. Leroy, votre père, ne reviendra-t-il pas au Rocher aux Oiseaux ? demanda Jean.

— Oh ! oui, il reviendra aussitôt qu’il aura terminé ses affaires à Québec ; je le crois, du moins… Peut-on fumer ici ? demanda Maurice, en retirant de sa poche un étui à cigares qu’il présenta à Jean.

— Sans doute, on peut fumer ici ! répondit Jean. Merci, ajouta-t-il, en prenant un des cigares de Maurice. Puis tous deux se mirent à fumer et à causer ensemble, comme s’ils eussent été de vieux amis…

— Êtes-vous allé faire visite aux dames Vallier ? demanda Maurice.

— Pas encore, répondit Jean ; je n’en ai pas eu le temps.

— Moi, j’y suis allé, dit Maurice. Mme Vallier est très aimable… Mlle Vallier… et Maurice fit une moue que Jean trouva fort comique.

— Vous n’avez pas aimé Mlle Vallier, à ce que je vois, dit Jean, en riant. Elle n’est pas de ces plus aimables non plus, et à moi aussi, elle a fait une désagréable impression… Mme Vallier est plus aimable que sa fille.

— Ou…i, répondit Maurice, en hésitant. Pourtant, Bahr, je n’aime pas cette femme… Son presque continuel sourire me déplaît fort, et je crois qu’il y a quelque chose d’absolument faux chez elle, même quand elle est le plus aimable.

— Léo, lui non plus, n’aime pas Mme Vallier, dit Jean, en caressant son chien. Quant à moi, Leroy, je me défie de ces dames, mère et fille, et je ne tiens pas à faire plus ample connaissance avec elles.

— M. Dupas n’est pas de votre opinion, dit Maurice en souriant ; il est allé rendre visite à la « Villa Magdalena », avec Mlle Dupas d’abord, et seul ensuite, plusieurs fois, d’après les rumeurs… Puis changeant de ton Bahr demanda Maurice, pourquoi ne sommes-nous pas amis vous et moi ?

— Mais… murmura Jean.

— Écoutez, Bahr, jouons cartes sur table, voulez-vous ?… La froideur avec laquelle vous avez toujours accueilli mes avances m’ont quelque peu étonné car il me semble que nous sommes faits pour nous entendre… C’est mon père qui m’a fait comprendre, certain jour, la raison de votre froideur… Il m’a dit qu’il croyait que vous étiez sous l’impression que j’essayais de courtiser Mlle Dupas… Est-ce le cas, Bahr ?

— Eh ! bien, oui, répondit Jean. Or, Mlle Marielle…