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LE SPECTRE DU RAVIN

"promener un peu, en plein air. Il marcherait loin et la fatigue amènerait le sommeil peut-être…"

En ouvrant la porte de sa demeure, Jean fut surpris de s’apercevoir que le vent s’était élevé et qu’il tombait une pluie fine et serrée. Il s’enveloppa donc dans un imperméable et il sortit quand même. Le vent soufflait, la pluie tombait et de gros nuages noirs couraient dans le firmament. Sur le Rocher aux Oiseaux, pas une lumière n’était visible ; tous, au « Manoir-Roux » comme aux villas, dormaient, à cette heure, et c’était assez déprimant l’aspect de l’île, en ce moment.

— Comment ai-je pu aimer cette île ? se demandait Jean. Elle est pourtant assez triste !… En cette saison, il est vrai, le Rocher aux Oiseaux n’est pas tout à fait isolé, puisqu’on peut parvenir à la Grosse île ou à la Grande Entrée en assez peu de temps, et là, prendre le bateau pour l’île du Prince Édouard ou ailleurs… ce que je ferai, demain matin… Oui, décidément, je serai content de quitter cette île, ce rocher perdu, bien content !… Je me demande comment j’ai pu y passer tout un hiver… Pourtant… j’ai été heureux, tout à fait heureux ici, l’hiver dernier… C’est que Marielle… Ah ! quelle malencontreuse idée j’ai eue d’attirer des étrangers dans ce paradis terrestre !… Le proverbe anglais qui dit : « Le mieux est l’ennemi du bien » a bien raison… J’avais rêvé la prospérité de cette île et…

Je m’en irai à Montréal, pensait encore Jean, et je ferai venir Louise, ma chère petite sœur ; nous tiendrons ménage ensemble et… nous serons heureux, tous deux… Comme j’ai certaines notions d’architecture, j’étudierai cette profession… Ciel !… Comme le vent pleure et se plaint, cette nuit, et combien grande est l’obscurité !… Heureusement, demain, à cette heure, je serai loin d’ici… Loin de Marielle conséquemment… mais le cœur de Marielle appartient à Maurice Leroy… Pourrai-je oublier jamais le sourire que j’ai vu sur ses lèvres, ce soir ?… Elle riait de moi… au lieu de sympathiser avec moi… Marielle !… Marielle !…

Instinctivement, Jean se dirigeait vers le « Manoir-Roux » ; mais il ne s’en aperçut que quand il eut dépassé la petite chapelle de l’île. Le « Manoir-Roux » n’était qu’à cinq minutes de marche et il se dit qu’il se rendrait jusque là, afin de revoir, pour la dernière fois, la demeure de Marielle, où il avait connu tant de bonheur…

Voilà le « Manoir-Roux » ! Malgré l’obscurité, la maison de Pierre Dupas se détachait, sombre, sur le fond, plus sombre encore du ciel… On distinguait l’avenue des pins, par laquelle on parvenait à la maison…

À l’entrée de l’avenue des pins, une apparition venait de surgir : une femme toute enveloppée de blanc ; cette apparition était immobile.

Jean Bahr se dit qu’il allait savoir enfin à quoi s’en tenir sur le Spectre du ravin… D’un pas ferme, quoique le cœur lui battit bien fort, il se dirigea droit sur l’apparition… Quelle fut donc sa surprise de voir le Spectre venir à sa rencontre et de l’entendre lui dire :

— M. Jean ! Ô M. Jean !… entendez-vous gémir le Spectre ?

Mlle  Marielle ! s’écria le jeune homme. Marielle, que faites-vous ici à cette heure ?

— Oh ! M. Jean ! dit Marielle, éclatant en sanglots. Voici la troisième nuit que le Spectre fait entendre ses gémissements !… Écoutez ! Écoutez !… n’est-ce pas épouvantable ?

Jean prêta l’oreille : dominant le murmure du vent, un gémissement se faisait entendre… Ce gémissement, semblable au cri des « sirènes » des bateaux et des moulins, ce gémissement, entendu ainsi, sur ce rocher isolé, au milieu de cette nuit sombre, c’était lugubre, très lugubre et Jean frissonna en l’entendant. Mais il voulut rassurer Marielle :

— C’est le vent qui se plaint ainsi, Mlle Marielle, dit-il.

— Non ! Non ! répondit la jeune fille. C’est le Spectre du ravin qui gémit !… La nuit dernière et la nuit d’avant, je l’ai encore entendu… et j’ai peur !… ajouta-t-elle, en pleurant.

Jean prit Marielle dans ses bras et il pressa contre son cœur la pauvre enfant qui tremblait de frayeur.

— Ne pleurez pas ainsi, petite Marielle, dit-il. De quoi avez-vous peur vous qui êtes entourée d’affections, sur cette île ?

— Il va arriver un malheur, je le sais, je le sais !… Quand gémit le Spectre…

En ce moment, un autre gémissement parvint jusqu’à eux et tous deux sentirent leurs cheveux se dresser sur leur tête.

— Il arrivera malheur, répéta Marielle ; j’en ai le pressentiment !

— Il ne faut pas croire aux pressentiments, Marielle. Moi, je n’y crois pas, je n’y ai jamais cru… J’espère que vous vous trompez, d’ailleurs, et qu’il n’arrivera rien, car je ne serai plus ici pour vous protéger, s’il vous arrivait quelque chose de pénible, ou même de désagréable… Je pars… Je quitte le Rocher aux Oiseaux, demain…

— Vous… Vous… partez ?… interrogea Marielle. Où…

— Je pars pour Montréal.

— Pour longtemps ?…

— Pour toujours ! répondit Jean.

— Pour toujours ! Pour toujours ! répéta Marielle, comme si elle ne comprenait pas bien. Vous voulez dire, M. Jean, que vous allez quitter le Rocher aux Oiseaux pour n’y plus revenir ?…

— Oui, Marielle ; je pars pour ne plus revenir… Je… Je ne me plais plus sur cette île ; conséquemment…

— Est-ce toi, Marielle ?

C’était la voix de Pierre Dupas.

— Oui, oui, père, c’est moi !

— Mais… que fais-tu dehors, à cette heure… et qui est avec toi ?

— C’est moi, Jean Bahr, répondit le jeune homme, en franchissant, avec Marielle, le seuil de la porte du « Manoir-Roux ».

— Vous, Jean !… Avec Marielle !… Au beau milieu de la nuit !… Mais…

— Père, dit Marielle, je ne pouvais dormir… Le Spectre… il ne cesse de gémir depuis trois nuits et…

— Voyons ! Voyons, Marielle ! dit Pierre Dupas. C’est de l’enfantillage de ta part, à la fin, cette crainte du Spectre, et je crois que…

Mais, Pierre Dupas s’interrompit brusquement : un autre gémissement, plus terrible,