Page:Bourgeois - Le spectre du ravin, 1924.djvu/22

Cette page a été validée par deux contributeurs.
20
LE SPECTRE DU RAVIN

Et le temps passait vite, vite…

Un jour, Jean fit le grand ménage du « Gîte », aidé de Nounou ; dans deux jours, Pierre Dupas viendrait se retirer chez lui, pour tout le temps de la chasse aux morses.


CHAPITRE XIII

VISITE NOCTURNE


La veille du départ de Pierre Dupas pour le « Gîte », il dit à Marielle :

— Marielle, je ne t’ai pas fait de cadeau, à Noël ; mais, mieux vaut tard que jamais, et je vais te faire, ce soir, un présent que je te destine depuis longtemps.

Ce disant, Pierre Dupas remit à sa fille un porte-feuille assez volumineux.

— Qu’est-ce que cela, père ? demanda Marielle. Puis, ayant ouvert le porte-feuille, elle s’écria : Tout cet argent !… Mais… qu’en ferai-je ?

— Ma chérie, répondit Pierre Dupas, si tu étais allée passer l’hiver à Montréal, chez ta tante Solange, j’allais te donner la moitié de cette somme ; conséquemment, cet argent t’était destiné… Je te le donne… Prends-en bien soin ; on ne sait jamais quand tu pourrais en avoir besoin… L’automne prochain, qui sait ?… Tu aimeras peut-être aller passer l’hiver avec ta tante, et alors…

— Merci, père ! répondit Marielle. Je vais mettre cet argent dans le petit coffret qui appartenait à ma mère et que vous m’avez donné ; il sera là en sûreté, et si jamais vous en avez besoin, vous n’aurez qu’à le dire.

— Non, non, Marielle ! Cet argent t’appartient en propre maintenant : on ne sait jamais quand l’occasion peut se présenter où tu en auras besoin… Ces mille dollars sont mon cadeau de Noël, mon enfant, je te le répète.

— Merci, et encore merci, père ! dit Marielle en donnant un baiser à son père. C’est un royal cadeau de Noël !

Ce cadeau de son père, peut-être Marielle ne l’appréciait-elle pas à sa valeur, pour le moment… mais il viendrait un temps où cet argent lui serait d’une grande utilité.

La veillée se prolongea assez tard au « Manoir-Roux », ce soir-là, bien que Jean fut absent. Pour la première fois, depuis la veille de Noël, le jeune homme n’avait pas soupé chez les Dupas ; c’est qu’il avait préféré rester au « Gîte », afin d’y faire les derniers préparatifs pour recevoir le père de Marielle. Le lendemain, Pierre Dupas arriverait et l’on se mettrait immédiatement à l’ouvrage. Déjà, près de la Grande Coulée, qui était du côté opposé au Sinistre Ravin, des morses avaient été signalés par troupes nombreuses ; donc, il fallait se hâter.

Quand il eut mis le « Gîte » en bon ordre. Jean Bahr se coucha, car, pendant toute la durée de la chasse, on dormirait peu, sans doute.

Aussitôt que le jeune homme eut posé la tête sur son oreiller, il s’endormit profondément… Qu’est-ce qui l’éveilla, tout à coup, vers les deux heures du matin ?… Jean ne put jamais expliquer la raison de ce réveil subit… il écouta… mais, nul bruit ne parvint jusqu’à lui… Cependant… oui… Léo grondait ; de plus, il tremblait, comme s’il eut été saisi de frayeur.

Il faisait un superbe clair de lune et la chambre de Jean était éclairée par l’astre des nuits, comme en plein jour. Les yeux du jeune homme firent le tour de la pièce… et, soudain, Jean Bahr porta la main à son cœur, saisi d’une superstitieuse terreur : dans l’encadrement de la porte, entre sa chambre et sa cuisine, il venait d’apercevoir… Qu’était-ce ?… Un spectre, assurément !… Le Spectre du ravin !… Le Spectre d’Ylonka !… Une femme, toute voilée de blanc, qui, les bras tendus, semblait menacer l’habitant du « Gîte »…

Jean eût voulu crier : « Qui va là » ? mais aucun son ne s’échappa de sa bouche… Ses yeux, agrandis par la terreur, regardaient le Spectre et son cœur battait, à rompre sa poitrine…

Doucement, le Spectre tourna sur lui-même, puis il se dirigea vers la cuisine… Alors, Jean Bahr voulut en avoir le cœur net… Il n’allait pas se laisser intimider par une apparition, n’est-ce pas ?… Il poursuivrait le Spectre et s’il parvenait à l’atteindre, il lui demanderait raison de cette visite nocturne…

Jean s’élança à la poursuite du Spectre ; mais celui-ci s’était déjà dirigé vers le hangar faisant suite à la cuisine et, aussitôt, il disparut… Le jeune homme n’en pouvait croire ses yeux… Par où avait fui l’apparition ?… La porte du hangar était verrouillée par en dedans… et les verrous étaient intacts… Il n’y avait pas d’autre ouverture par laquelle le Spectre eut pu passer…

Oui, le Spectre avait disparu… et Jean, des sueurs froides au front, revint dans sa chambre et, ayant allumé sa lampe, il passa le reste de la nuit debout, à lire et à écrire, tressaillant au moindre bruit. Léo s’était couché aux pieds de son maître, et quoiqu’il ne grondât plus, il continuait à trembler de peur.

— Marielle avait raison, en fin de compte, murmura le jeune homme, le « Gîte » est véritablement hanté par le Spectre d’Ylonka !… J’ai pourtant toujours ri de ceux qui croient aux revenants ; mais, je ne rirai plus, désormais. Mon expérience de cette nuit ne s’effacera jamais de ma mémoire… Qu’elle est singulière cette île !… Ce Spectre du ravin qui a été détruit si souvent et qui, chaque fois, a surgi, de nouveau du sol, ou plutôt de la mer… Eh ! bien, malgré tout, je ne quitterais pas le Rocher aux Oiseaux pour une fortune ; si jamais je le quitte, ce sera accompagné de Marielle, je l’espère… Ciel ! Que je l’aime cet ange, et qu’il me tarde à lui parler de mon amour !

Ces pensées occupaient Jean Bahr, tandis qu’il était penché sur des papiers qui ressemblaient à des plans. C’étaient, en effet, des plans, et il y travaillait depuis quelques jours, sans se lasser. Il avait fait bien des projets pour le printemps et le printemps arriverait bientôt : avec l’aide de Pierre Dupas, il espérait voir ses rêves se réaliser, avant peu.

À lire et à écrire, une nuit est vite passée. La frayeur avait chassé le sommeil pour Jean ; mais il se disait qu’il allait avoir un compagnon, ce jour même, et que, la nuit prochaine, il reprendrait le sommeil perdu.