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LE SPECTRE DU RAVIN

variées et réjouissantes ; voilà pour la salle. Quant à la cuisine, il y avait, aussi des rideaux aux fenêtres, un tapis sur la table, de la vaisselle dans l’armoire et le plancher était peinturé du plus beau jaune.

Aussi, Jean Bahr se sentait-il parfaitement heureux dans sa nouvelle demeure. Il se tenait occupé, du matin au soir ; il avait ses chèvres et ses volailles à soigner, il avait la pêche à faire, et, à part cela, il s’occupait à un travail mystérieux qui prenait beaucoup de son temps ; même, quand il revenait du « Manoir-Roux », chaque soir, il se remettait à l’ouvrage et il travaillait, jusque très avant dans la nuit. On aurait pu le voir manier, le marteau, le rabot et la scie, tout en chantant ou en sifflant.

Parfois, quand Jean se voyait si isolé, au « Gîte », et qu’il entendait le vent pleurer autour de sa demeure, il lui revenait à la pensée le récit de Marielle… Il pensait au Spectre du ravin… Alors, un léger frisson le secouait bien, pour un moment, il sentait ses cheveux se dresser sur sa tête et malgré lui, il jetait les yeux par-dessus son épaule, ou dans les coins mal éclairés de la salle ; mais, ces impressions n’étaient que passagères.

D’ailleurs, Léo était là et Jean lui racontait toutes ses affaires. Le chien, assis sur son train de derrière, écoutait la voix de son maître et, par certains clignements d’yeux ou par quelque mouvement de ses fines oreilles, il semblait dire à Jean qu’il comprenait tout ce qu’il lui disait. Léo, lui aussi, soupait et veillait, chaque soir au « Manoir-Roux » ; Marielle l’avait invité tout particulièrement. Aussi, Léo, comme s’il eut compris l’honneur qu’on lui faisait, s’était attaché à la jeune fille, qu’il aimait presque à l’égal de son maître.

Enfin, un soir, Jean mit ses outils, marteau, scie et rabot de côté ; il avait terminé sa mystérieuse tâche et il était satisfait de toutes ses veilles.

— Que le temps passe vite ! se disait Jean, ce soir-là, en revenant du « Manoir-Roux ». C’est déjà demain la veille de Noël, puis viendra le jour de l’an, puis, plus tard, le temps de la chasse aux morses… Je vais être très occupé, tout cet hiver, car je veux travailler à ces plans pour le printemps prochain…

Qu’elle était belle, ce soir, Marielle !… Si mes plans réussissent, je serai en position de la demander en mariage l’été prochain… M’acceptera-t-elle ?… Il y a des moments où je me dis qu’elle me rend mon affection… cependant… son cœur est celui d’une enfant peut-être… Qui sait ?… Dans tous les cas, je suis bien résolu à une chose, c’est que je ne dirai pas un mot d’amour à Marielle, sans avoir obtenu le consentement de son père… Quel brave homme que M. Dupas ; mais aussi, quel original d’être venu s’installer sur ce rocher isolé et d’y être resté quatorze ans durant !… Il ne doit pas avoir plus de quarante-cinq ans M. Dupas… Il est assez singulier qu’il ne se soit pas remarié ; mais il est évident que sa fille a rempli toute sa vie, depuis la mort de sa femme.

Jean en était là de ses réflexions, quand il arriva au « Gîte » et comme il avait veillé très tard, chaque soir, depuis longtemps, il se coucha de bonne heure.

Le lendemain, le jeune homme n’alla pas souper au « Manoir-Roux », ainsi qu’il en avait l’habitude. Ce n’est que vers les onze heures qu’il partit pour chez M. Dupas, accompagné de Léo et à minuit moins le quart, le « Manoir-Roux » se vidait, car Pierre Dupas, Marielle, Jean et Nounou se dirigèrent vers la chapelle ; on allait célébrer cette nuit solennelle le mieux possible, en chantant de vieux Noëls et en récitant dévotement le Rosaire. L’autel, bien illuminé, était entouré de sapins enguirlandés de fleurs, confectionnées par Marielle et, dans une grotte, on voyait un bel Enfant-Dieu.

Au « Manoir-Roux », un copieux réveillon avait été préparé par Nounou et l’appétit ne manquant pas, on y fit honneur, puis Marielle distribua des cadeaux. Nul n’avait été oublié ; chacun reçut un petit souvenir de la charmante enfant : Pierre Dupas reçut un foulard tricoté et Nounou reçut deux coiffes garnies de dentelle. Quant à Jean, la jeune fille lui remit un panier, et quand Jean en eut soulevé le couvert, il aperçut, pelotonnée sur un lit de varech, une petite chatte toute blanche, ayant, à son cou, un ruban de satin rose. Sur une carte, attachée au ruban, le jeune homme lut : « Je me nomme Toute-Blanche ». Inutile de dire si Jean se montra fier de ce cadeau, et même Léo vint renifler le panier, en frétillant de la queue.

On se coucha fort tard, au « Manoir-Roux », cette nuit-là et, le lendemain matin, quand Jean se leva, il s’aperçut qu’il était le premier debout, excepté Nounou, qui préparait le déjeuner. Jean avala, à la hâte, une tasse de café, puis il partit pour le « Gîte », emportant Toute-Blanche, dans son panier.

Vers les trois heures de l’après-midi, alors que Marielle et son père étaient à causer dans la salle, ils entendirent la voix de Jean dans la cuisine, puis ses pas se dirigeant vers la salle ; il venait inviter la jeune fille à faire une petite promenade, le temps était idéalement beau.

— J’irai avec plaisir, dit Marielle. Une bonne longue marche délassera.

— C’est cela ! dit Pierre Dupas. Il n’y a rien comme de l’exercice en plein air, mes enfants !

Mais quand Marielle ouvrit la porte donnant sur l’avenue des pins, un cri de surprise lui échappa :

— Père ! Oh ! père ! Venez donc voir !

Aussitôt, Pierre Dupas accourut et il vit un grand traîneau, peinturé en rouge, attelé à deux chèvres blanches, piaffant sous leur harnais.

Mlle  Marielle, dit Jean, voici mon cadeau de Noël… J’espère que vous voudrez bien l’accepter… si M. Dupas n’y a pas d’objections.

La joie de Marielle fut bien grande ; elle était heureuse comme une enfant, à son premier cadeau.

Disons tout de suite que les chèvres, et le traîneau (qui avait coûté tant de veillées de travail à Jean Bahr) restèrent au « Manoir-Roux » et quand, de sa fenêtre, le jeune homme voyait passer Marielle, assise dans le traîneau et conduisant elle-même son assez fringuant attelage, il ne regrettait pas toute la peine qu’il s’était donnée pour confectionner ce traîneau et pour dompter les chèvres. Quelquefois, la jeune fille s’arrêtait, un instant, à la porte du « Gîte » ; alors, Jean sortait vite, afin de saluer celle qu’il aimait secrètement.