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LE SPECTRE DU RAVIN

M. Mâlo n’avait pas quitté l’île, quoiqu’il eut abandonné le « Gîte ».

Le septième jour, mon père et moi, accompagnés d’Ylonka, nous allâmes faire une petite promenade et comme nous voulions nous assurer que M. Mâlo avait vraiment abandonné le « Gîte », nous nous dirigeâmes de ce côté. Comme nous passions devant le « Gîte », à notre grande surprise, nous aperçûmes M. Mâlo qui en sortait. S’approchant d’Ylonka, il dit :

— Tiens-toi prête à quitter cette île ; dans une heure, nous partirons.

— Jamais ! s’écria Ylonka.

— Que signifie ?… demanda M. Mâlo, pâle de colère. Tu vas m’accompagner, tu m’entends, Ylonka !

— Jamais ! Jamais — répéta Ylonka, en se cramponnant à mon père et tremblant de frayeur.

— Ah ! c’est ainsi ! dit M. Mâlo. Tiens, pour le cas où tu aurais l’intention de faire quelque sottise, de me jouer quelque tour, je veux dire, je t’amène, tout de suite !

Ce disant, le misérable prit Ylonka par le bras et chercha à l’entraîner, ce que voyant, mon père saisit le poignet de M. Mâlo et il le tordit, obligeant ainsi cet homme de lâcher prise. Aussitôt, Ylonka — pauvre malheureuse Ylonka ! — partit, à la course, dans la direction du Sinistre Ravin, et bientôt, nous l’aperçûmes, au plus haut sommet du ravin…

M. Mâlo étant parvenu à se dégager de l’étreinte de mon père, partit à la poursuite de sa pupille ; mais celle-ci l’aperçut… Elle prit son élan et se précipita dans le golfe Saint-Laurent !…

Jamais nous ne retrouvâmes le corps d’Ylonka… Il fut emporté vers la haute mer…

L’année suivante, le Spectre du ravin apparut…

On vous dira que ce Spectre n’est qu’une pierre à chaux, très tendre et très facile à détruire… Cependant, cette pierre si tendre, si facile à détruire a été émiettée sur place, trois fois de suite, et trois fois de suite, elle a reparu à l’entrée du Sinistre Ravin… Car, le Spectre du ravin c’est le corps pétrifié de cette pauvre malheureuse Ylonka !

Jean avait écouté le récit de Marielle avec grande attention ; d’ailleurs, la voix de la jeune fille semblait toujours douce à l’oreille de ce jeune homme, si fortement épris.

— Comment explique-t-on que le Spectre ne peut être détruit ? demanda Jean.

— On ne se l’explique pas ; voilà tout, répondit Marielle. Qui pourrait expliquer ces choses surnaturelles, d’ailleurs ?… Père dit…

— Voyez-vous, Jean, dit Pierre Dupas, les Îles-Madeleine, — les îles, d’ailleurs ont une origine volcanique… et le Spectre du ravin est tout simplement une pierre qui surgit de la mer, je crois.

— C’est l’explication que mon père donne, dit Marielle ; mais est-ce croyable ?… Trois fois, on a détruit le Spectre du ravin et trois fois il a reparu… D’ailleurs, père, vous savez bien que le spectre d’Ylonka hante le « Gîte »… Racontez donc à M. Jean votre expérience.

— Mais, mon enfant… protesta Pierre Dupas.

— Racontez, père, racontez !

— Eh ! voici… C’était l’hiver dernier. Je m’étais retiré au « Gîte » pour la saison de la chasse aux morses… Une nuit, je m’éveillai en sursaut ; il faisait un admirable clair de lune, et j’aperçus, distinctement, dans l’encadrement de la porte, entre la salle et la cuisine… un spectre : celui du Sinistre Ravin… J’avoue que je fus saisi d’une superstitieuse terreur… Malheureusement, je n’avais pas une seule allumette près de mon lit et je ne pus allumer ma bougie… Je fis donc ce que vous auriez fait à ma place, Jean ; je criai : « Qui va là ? » Aussitôt, le Spectre disparut… Je me levai, alors,… En un clin d’œil, j’eus allumé ma bougie, et je partis à la poursuite du Spectre… Inutilement… Le Spectre avait disparu… aussi mystérieusement qu’il était apparu…

— Et, sachant cela. M. Jean, irez-vous demeurer au « Gîte » ? demanda Marielle.

— Pourquoi pas, Mlle Marielle ? répondit Jean, en souriant, Si le Spectre du ravin est vraiment celui de la douce Ylonka, je ne le crains pas.

— Oh ! quand à cela, le Spectre du ravin n’est pas du tout malfaisant, dit Marielle. Il veille sur le Rocher aux Oiseaux, il surveille les alentours et il nous avertit du danger.

— Vraiment ! s’écria Jean Bahr.

— Oui, reprit Marielle. C’est le Spectre du ravin qui nous a avertis, par ses gémissements, du danger dans lequel vous étiez, l’autre nuit. C’est grâce au Spectre du ravin que, il y a deux ans, nous avons pu sauver la vie de trois hommes qui avaient été mis à la côte, et auxquels nous jetâmes des câbles, afin que mon père put les hisser à même les murs très à pics de cette île. C’est le Spectre du ravin qui, le printemps dernier, nous avertit du danger que couraient nos chèvres et volailles, alors qu’elles s’en allaient à la dérive, sur un glaçon flottant…

— Alors, Mlle Marielle ; commença Jean.

— Je le répète, M. Jean, le Spectre du ravin n’est pas malveillant ; mais pour ma part, je me passerais bien de sa présence sur notre île ! dit Marielle en frissonnant.

À huit jours de là, Jean Bahr s’installait au « Gîte » mais il était entendu qu’il souperait et veillerait au « Manoir-Roux » tous les soirs ; c’est à cette condition seulement qu’on avait consenti à le laisser partir.


CHAPITRE XII

LE GÎTE


Le « Gîte » n’était plus reconnaissable ; en ayant vu l’intérieur, il y avait huit jours et le revoyant aujourd’hui, on aurait été émerveillé du changement qui s’y était opéré. Car Nounou avait fait le grand nettoyage et ensuite Marielle avait travaillé à embellir la future demeure de Jean.

Aux murs de la salle, blanchis à la chaux, Marielle avait suspendu quelques images, aux fenêtres, elle avait mis de jolis rideaux en mousseline, sur la table elle avait posé un joli tapis de cretonne au patron égayant, et sur le canapé servant de lit, une couverture de la même cretonne avait été jetée. Quelques livres sur des tablettes, un encrier, des plumes et du papier sur une sorte de guéridon, sur la cheminée une horloge et quelques petits ornements et par terre, des lès de catalognes aux nuances