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LE SPECTRE DU RAVIN

— Vous « louer » le « Gîte » ! s’écria Pierre Dupas. Mais, mon pauvre Jean, vous pouvez vous installer au « Gîte » quand il vous plaira… Cependant, pourquoi songez-vous à nous quitter ?

— Certes, dit Jean, je me trouve bien, trop bien, au « Manoir-Roux », vous le comprenez sans peine ; mais, je ne puis vivre ainsi, à ne rien faire, n’est-ce pas ?… J’aimerais à avoir une maison à moi, d’ailleurs… Le « Gîte » n’est qu’à un quart d’heure de marche du « Manoir-Roux » et j’espère bien que je vous verrai tous les jours.

— Vous avez vu le « Gîte », Jean ; s’il vous plaît tel qu’il est…

— Oui, il me plaît tel qu’il est. Il y a deux pièces, de plus, un petit hangar attaché à la maison ; c’est bien assez… pour un célibataire. De la première pièce, je ferai mon cabinet de travail et ma chambre à coucher, de la seconde, je ferai ma cuisine, et dans le hangar, j’entasserai ma provision de bois pour l’hiver… Mais, j’aimerais mieux vous payer un loyer…

— Écoutez, Jean, mon garçon, dit Pierre Dupas, allez demeurer au « Gîte » puisque vous le désirez et durant la saison de la chasse aux morses, j’irai me retirer chez-vous ; de cette manière, nous serons quittes.

— J’achèterai de vous, alors, des chèvres et des volailles et je vivrai surtout du résultat de la pêche, tout cet hiver, dit Jean. M. Dupas, ajouta-t-il, j’ai bien des plans en tête, pour le printemps prochain et…

— Marielle, interrompit Pierre Dupas, en s’adressant à sa fille, qui venait de faire son apparition dans la salle, M. Jean veut aller demeurer au « Gîte »…

— Au Gîte ! s’écria Marielle. Oh ! non, M. Jean, n’allez pas demeurer au « Gîte » !… Si vous saviez comme je suis inquiète quand mon père y passe le temps de la chasse aux morses !… N’allez pas demeurer au « Gîte », je vous prie, M. Jean !… Le « Gîte » est hanté !

— Hanté ! s’écria Jean.

— Oui, hanté ! reprit Marielle. D’abord, vous ne l’avez peut-être pas remarqué, mais, du « Gîte », on aperçoit clairement le Spectre du ravin et ce Spectre hante le « Gîte »… Demandez plutôt à mon père…

— Mais… ce spectre ?…

— Le Spectre du ravin c’est celui d’une jeune fille que nous avons connue mon père et moi, sous le nom d’Ylonka.

— Ylonka ! Une Russe, alors !

— Non, M. Jean, répondit Marielle, une Canadienne-française, Ylonka Desormes… Mais, je vais vous raconter brièvement l’histoire d’Ylonka, M. Jean.

— Je vous écouterai avec plaisir, Mlle Marielle, dit Jean.

— Un soir, il y a quatre ans de cela, commença Marielle, il faisait grande tempête. On était au mois de juillet. Il pouvait être neuf heures, quand quelqu’un frappa à la porte de cette maison. Nous fûmes très surpris d’entendre frapper à notre porte à une heure aussi avancée, vous vous l’imaginez bien, mais mon père alla ouvrir et il se trouva en face d’un homme, accompagné d’une jeune fille. Cet homme nous parut avoir une cinquantaine d’années et la jeune fille pouvait en avoir quinze ou seize, à peu près. L’homme avait un air froid et raide, un air tout à fait britannique ; de plus, je remarquai dans ses yeux et sur sa bouche une expression de grande sûreté. La jeune fille, très jolie, très timide, semblait craindre celui qui l’accompagnait.

— Monsieur, dit l’homme, en s’adressant à mon père, je me nomme Théophile Mâlo et voici ma pupille Ylonka Desormes. Nous avons été jetés sur les côtes de cet île, par la tempête, alors que nous faisions une promenade en chaloupe… Je sollicite donc votre hospitalité pour la nuit.

— Entrez, Monsieur et Mademoiselle, répondit mon père ; vous êtes les bienvenus, tous deux !… Moi, je me nomme Pierre Dupas, et voici ma fille Marielle.

Le lendemain, M. Mâlo et Ylonka s’installèrent au « Gîte » et dix jours plus tard M. Mâlo vint trouver le Père Rougemont (ce vieux prêtre des Éboulements dont je vous ai parlé déjà) et qui passait l’été ici. M. Mâlo dit au prêtre qu’il allait épouser sa pupille Ylonka et qu’il désirait que le père Rougemont les mariât, dès le lendemain.

Le lendemain, donc, mon père et moi nous nous rendîmes à la petite chapelle, qui avait été décorée, la veille, pour la circonstance, afin d’assister à la cérémonie du mariage, à laquelle nous avions été invités, tous deux par M. Mâlo.

Il était dix heures du matin quand M. Mâlo entra dans la chapelle, donnant le bras à Ylonka… Mais, ciel !… Jamais je n’avais vu, jamais je n’ai vu depuis, non plus, un visage aussi défait que celui d’Ylonka !… La jeune fille était pâle comme la mort, ses yeux étaient cernés de bistre et elle semblait se traîner, au bras de M. Mâlo.

La cérémonie du mariage commença… Quand le Père Rougemont demanda à Ylonka si elle prenait M. Théophile Mâlo pour son époux, elle frissonna de la tête aux pieds, puis elle s’écria :

— Non ! Non ! Je ne veux pas ! De grâce, sauvez-moi !

Si vous aviez vu le visage de M. Mâlo, M. Jean !… Il était effrayant à voir… tellement effrayant que nous craignîmes pour la vie d’Ylonka et nous nous empressâmes, le Père Rougemont, mon père et moi d’entourer la jeune fille, pour la protéger, puis, malgré les protestations et les menaces de M. Mâlo, nous amenâmes Ylonka au « Manoir-Roux »…

« Chère Ylonka ! continua Marielle. Bien vite, je l’aimai, comme si elle eut été ma sœur aînée !… Elle nous raconta tout… Elle allait hériter d’une grande fortune, à sa majorité, et c’est pourquoi son tuteur la poursuivait de ses attentions ; il voulait cette fortune à tout prix. Il épouserait Ylonka pendant qu’elle était encore mineure…

Ylonka craignait M. Mâlo, car il avait le « mauvais œil »… il lui « jetait des sorts », bien sûr, car elle ne pouvait pas toujours lui résister, et c’est parce que son tuteur lui avait jeté un de ses « mauvais sorts » qu’elle avait consenti à l’accompagner à la chapelle, ce matin-là.

Bref, mon père prit Ylonka sous sa protection, et pendant les six jours qu’elle passa avec nous, elle ne sortait que quand nous l’accompagnions, car, nous étions en lieu de croire que