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LE SPECTRE DU RAVIN

Bahr mange des choses chargeantes avant de s’coucher… S’il y a une chose qui est dangereuse pour un convalescent, c’est de s’charger l’estomac, le soir ; je l’sais bien, car, un d’mes cousins, le fils de feu mon…

— Merci, Nounou, dit Marielle. Nous allons boire le chocolat pendant qu’il est chaud… Nous n’avons plus besoin de toi. Bonsoir.

— Bonsoir, Mlle Marielle ! Bonsoir, M. Dupas ! Bonsoir, M. Bahr !… Et puis, M. Bahr, si vous vous proposez toujours d’sortir demain, j’vous prédis une belle journée, car la lune est comme un beau fromage à la crème et des étoiles… il y en a par milliers !… Et, aujourd’hui pour demain, si vous désirez que…

— Bonsoir, Nounou ! répéta Marielle !…

Nounou comprit, cette fois ; elle quitta la salle et alla se coucher.

On ne reprit pas la conversation que l’arrivée de Nounou avait interrompue ; conséquemment, ni Pierre Dupas, ni Marielle n’apprirent le nom de la sœur de Jean Bahr. Marielle l’apprendrait ce nom… plus tard… sous d’assez dramatiques circonstances.

La prédiction de Nounou s’accomplit ; le lendemain, il faisait un temps idéal. Le soleil, qui brillait dans tout son éclat, réchauffait l’atmosphère comme en un beau jour de printemps. On était au dimanche et, après le déjeuner, Pierre Dupas demanda à Jean :

— Nous accompagnerez-vous à la chapelle, ce matin ?

— À la chapelle ? demanda Jean. Il y a donc une chapelle sur cette île ?

— Oh ! Une modeste et minuscule chapelle, vous savez !… Nous n’avons pas de prêtre ; mais trois ou quatre fois, durant l’été, un prêtre vient dire la messe dans notre petite chapelle. C’est jour de grande fête pour nous alors.

— Je le crois sans peine ! s’écria Jean.

— Il y a quatre ans, dit Marielle, un vieux prêtre des Éboulements, le Père Rougemont, a passé tout l’été avec nous. Nous avions la messe tous les dimanches et souvent durant la semaine.

— Nous accompagnez-vous, M. Bahr ? demanda Pierre Dupas.

— Je vous accompagnerai certainement ! répondit Jean. Est-ce loin d’ici ?

— À cinq minutes de marche seulement… Vous comprenez, M. Bahr…

— Je me nomme Jean, M. Dupas, interrompit le jeune homme, en souriant. Je croyais vous l’avoir dit…

— C’est vrai, dit Pierre Dupas, en souriant, à son tour. Vous vous nommez Jean et je vous appellerai par votre nom, dorénavant.

— Merci, M. Dupas ! dit Jean. Et Mlle Dupas ?… demanda-t-il, s’adressant à la jeune fille. Va-t-elle continuer à me nommer cérémonieusement M. Bahr ?

— Vous l’avez dit, Jean, répondit Pierre Dupas, nous devrions être moins cérémonieux sur ce rocher isolé… Marielle vous nommera M. Jean, et vous, vous pourrez l’appeler Mlle Marielle… Qu’en dis-tu, ma chérie ? ajouta-t-il, en s’adressant à la jeune fille.

— Vous consentez, n’est-ce pas, Mlle Marielle ? demanda Jean.

— Je consens, M. Jean, répondit la jeune fille, en rougissant légèrement.

À dix heures, on partit pour la chapelle, modeste maisonnette en bois, dont le pignon était surmonté d’une sorte de clocher… sans cloche ; mais, sur le clocher il y avait une croix. À l’intérieur était un autel surmonté d’un Crucifix. On apercevait aussi, deux statues ; l’une de la Sainte Vierge et l’autre de Saint Joseph, et, suspendue au mur était une image de Sainte Anne d’Auray. À côté de l’autel, il y avait un petit harmonium portatif. Disposés en rang étaient des chaises et des prie-Dieu.

Elle était bien modeste la petite chapelle du Rocher aux Oiseaux ; aussi, elle était bien naïve la piété des braves gens qui l’habitaient. Pour eux, cette chapelle était un lieu sacré ; elle valait les plus grandes cathédrales du monde, « puisque, comme disait Marielle, le bon Dieu y venait, chaque fois qu’on avait l’heureuse chance de se procurer un prêtre pour y célébrer la messe. »

Quand Nounou eut allumé les cierges, la cérémonie, assez courte, d’ailleurs, commença. Marielle récita le Rosaire, en entier, Pierre Dupas, Jean Bahr et Nounou répondant tous ensemble, puis la jeune fille se mit à l’harmonium et elle chanta des cantiques, dont les refrains étaient répétés par les assistants : on entendait la basse de Pierre Dupas, le ténor de Jean Bahr et la voix chevrotante de Nounou… Sans doute, du haut du ciel, l’œil de Dieu se fixait sur le Rocher aux Oiseaux, en ce moment et le divin Créateur bénissait les habitants de cette île, si touchants dans leur naïve piété. Marielle lut ensuite un acte de consécration et la petite cérémonie religieuse étant terminée, tous quittèrent la chapelle, dont Pierre Dupas ferma la porte à clef.

Nounou se dirigea vers le « Manoir-Roux », mais Pierre Dupas, Marielle et Jean prirent une direction opposée ; le temps étant si beau, une petite promenade leur ferait du bien à tous trois.

Tout à coup, Jean s’arrêta, et désignant une maison vers la gauche du sentier, il demanda :

— Qu’est-ce donc ?… Une maison ?… Mais, oui !… Et des hangars !… Je croyais que le « Manoir-Roux » était la seule maison qu’il y eut sur le Rocher aux Oiseaux.

— Cette maison (ou, plutôt, cette cabane), répondit Pierre Dupas, c’est le « Gîte ». C’est là que je me retire quand vient la saison de la chasse aux morses… Ces hangars, que vous voyez, servent de séchoir aux peaux de morses et aussi d’abri aux barils d’huile de morses… Aimeriez-vous à voir l’intérieur du « Gîte » Jean ?

— Beaucoup ! répondit le jeune homme.

— Alors, entrons ! J’ai la clef sur moi… Il n’y a que deux pièces… Nous accompagnes-tu, Marielle ?

— Oui, père, répondit Marielle, après avoir hésité quelques instants.

Et tous trois se dirigèrent vers le « Gîte ».


CHAPITRE XI

YLONKA


Après le repas du midi, Pierre Dupas et Jean Bahr étant seuls dans la salle, le jeune homme demanda :

— M. Dupas, voulez-vous me louer le « Gîte » ?