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LE SPECTRE DU RAVIN

— Sainte Mère de Dieu, protégez-nous !

Pierre Dupas rejoignit Marielle et Nounou dans le corridor et soudain, un autre cri, plus prolongé, un gémissement à faire dresser les cheveux, passa par-dessus la maison. Marielle devint blanche comme de la cire et murmura,

— C’est le Spectre du ravin qui gémit !

— Tut ! Tut ! dit Pierre Dupas, essayant de rassurer sa fille. C’est le vent qui gémit ainsi, mon enfant.

— C’est le Spectre, le Spectre du ravin qui gémit ! affirma Nounou, puis elle se signa.

— Quelqu’un est en danger dans les environs de l’île, père ! dit Marielle. Ce n’est pas pour rien que le Spectre se plaint… Allons au secours de ce qui est en danger en ce moment !

Ce disant, la jeune fille s’enveloppa d’un long imperméable blanc, puis elle quitta la maison à la course, suivie de son père et de Nounou.


CHAPITRE VIII

PRÈS DU SINISTRE RAVIN


— Par où te diriges-tu, Marielle ? demanda Pierre Dupas, qui suivait sa fille, en courant.

— Vers le Sinistre Ravin ; c’est là que se tient le Spectre… et c’est de là qu’il nous appelle.

Nounou, qui marchait — qui courait plutôt — entre Pierre Dupas et Marielle, ne cessait de faire de grands signes de croix et de réciter des Ave, entrecoupés d’invocations à Sainte Anne d’Auray.

Heureusement, la lune brillait dans tout son éclat, car, sur cette île inhabitée, aucune lumière artificielle n’éclairait la route, qui ne faisait que descendre et monter. Quel aspect sauvage avait cette île, et comme cette terre inculte eut fait les délices d’un peintre ou d’un poète !… Une impression de mystère vous saisissait… Pourquoi ?… Impossible de le dire ; mais, ces roches superposées, ces grottes, ces subites coulées, ces ravins dont vous devinez l’existence : cela vous causait une terreur indéfinissable.

Pierre Dupas, Marielle et Nounou étaient accoutumés à cheminer sur l’île sans quoi, plus d’un accident eût été à craindre. Une gelée épaisse recouvrait le sol et, chaque instant, on risquait de faire quelque chute déplorable.

Le Spectre du ravin ne cessait de gémir ; mais, à ces gémissements se mêla bientôt un autre bruit.

— Qu’est-ce que cela ? demanda Marielle, s’arrêtant, soudain, dans sa course.

Pierre Dupas prêta l’oreille pendant quelques instants, puis il répondit :

— C’est l’aboiement d’un chien.

— Un chien ! s’écria Marielle. Impossible, père !

— Je ne saurais me tromper, pourtant, mon enfant, affirma Pierre Dupas. Écoute ! ajouta-t-il. Cet aboiement vient de ce côté, tout près du Sinistre Ravin…

— Vite ! Vite ! Courons ! cria Marielle. Ah ! ce n’est jamais sans raison que le Spectre se plaint… Quand gémit le Spectre, c’est toujours pour nous prévenir d’un malheur ! Hâtons-nous ! Hâtons-nous !

Aussi vite qu’ils le purent sur le terrain accidenté de l’île, ils accoururent vers l’endroit d’où leur parvenait l’aboiement. Ils côtoyèrent le Sinistre Ravin, dont le Spectre se détachait dans l’ombre, et enfin, ils arrivèrent au bord de l’eau.

Un chien de la race dite « Berger » accourut au-devant d’eux et saisissant entre ses dents le bord de l’imperméable de Marielle, chercha à l’entraîner… Alors, tous trois, Marielle, Pierre Dupas et Nounou aperçurent, non loin du rivage, un homme qui se débattait dans l’eau, essayant de lutter contre les glaçons.

Marielle partit comme un trait et elle arriva au bord de la grève, juste au moment où l’homme disparaissait sous les glaces…

Et c’est pourquoi Jean Bahr, au moment où les eaux du golfe Saint-Laurent se refermaient sur lui, apercevant Marielle, recouverte d’un long imperméable blanc, confondit la jeune fille avec le Spectre du ravin… C’est pourquoi il crut que le Spectre accourait vers lui en le menaçant… S’il s’était douté que le secours était tout proche, cela l’eut encouragé et sa lutte pour la vie eut été plus grande.

— Il se noie ! s’écria Marielle, en désignant Jean Bahr. Il faut le sauver ! Il faut le sauver, à tout prix !… Voyez, la glace se disloque, père, et il n’est pas bien loin du rivage… Sauvons-le ! Sauvons-le !

— Oui, oui, Marielle, nous allons le sauver, si possibilité il y a ! répondit Pierre Dupas, arrivant sur la grève, à son tour. Je le vois ! je le vois !… Heureusement, j’ai apporté un grappin… Nous allons le tirer de là !

— Bonne Sainte Anne d’Auray, priez pour nous ! priait Nounou.

Le chien continuait à aboyer et à chaque instant il plongeait sous l’eau comme pour aller au secours de son maître.

— Pauvre bête ! dit Marielle, en caressant le chien. Nous allons le sauver ton maître, cependant !

En effet, ce ne fut ni long ni bien difficile. Pierre Dupas, muni de son grappin, parvint à atteindre le jeune homme, au moment où il allait être entraîné sous les glaces. Aidé de Marielle et de Nounou, il tira le corps sur la grève… car on crut bien que c’était un corps dont l’âme s’était déjà enfuie, qu’on venait de retirer de l’eau : Jean Bahr gisait inanimé sur la grève…

— Il est mort ! s’écria Marielle. Nous sommes arrivés trop tard ! Mon Dieu ! Mon Dieu !

Le chien n’aboyait plus ; il léchait le visage et les mains de son maître, et geignant tout bas.

— Il est mort ! répéta Marielle, éclatant en sanglots.

Mais Pierre Dupas, qui venait de poser sa main sur le cœur du jeune homme, répondit :

— Son cœur bat ! il vit !

— Il vit ? demanda Marielle. Ah ! que Dieu en soit béni !

— Mais il faut qu’il soit transporté à la maison, sans retard, car il va mourir, s’il ne reçoit pas des soins immédiats… Comment faire ? dit Pierre Dupas.

Mais il aperçut, tout à coup, deux planches, qui avaient été arrachées du bateau de Jean Bahr, et que le flot avait rejetées sur le rivage.

— Voilà notre affaire ! s’écria-t-il.

Avec l’aide de Marielle et de Nounou. Jean fut déposé sur une de ces planches et on partit