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LE SPECTRE DU RAVIN


« Montréal, 20 Octobre 18—

Cher neveu,

J’écris à la course, car je désire ne pas manquer le courrier de ce soir, si je veux que ma lettre te parvienne avant que le prochain bateau — le dernier, cet automne, je crois — ait quitté les Îles-Madeleine.

Comme tu le vois, je suis de retour à Montréal, et la raison, pour laquelle je t’écris, c’est que je veux te proposer de m’envoyer Marielle pour tout l’hiver. Certes, toi aussi, je t’invite de tout cœur ; seulement, je sais d’avance que tu ne voudras pas quitter ta chère île…

Quant à Marielle, qui a maintenant seize ans, il serait temps — ne penses-tu pas ? — qu’elle ferait son début dans le monde. Ce n’est pas sur un rocher isolé qu’elle rencontrera un bon parti, n’est-ce pas ?… Moi, ici, je puis lui faire rencontrer d’aimables et riches jeunes gens, recommandables de toutes manières.

Je te prie de prendre ma lettre en considération et de la discuter avec Marielle… Fais-lui comprendre les avantages d’un hiver passé au milieu d’une bonne société, surtout !

Je te quitte, car, comme je le disais plus haut, je ne veux pas manquer le prochain courrier.

Si tu te décides d’accompagner ta fille, mon cher Pierre, tu sais comme tu seras le bienvenu. Il y a même place dans ma maison pour la vieille Nounou, et je trouverai bien à l’employer à la cuisine.

Mille tendresses à toi et à Marielle, de

Tante Solange

P. S. Si Marielle se décide de venir à Montréal (comme je l’espère) qu’elle m’envoie un message aussitôt qu’elle arrivera à Québec et j’irai à sa rencontre.

S. D. »


Un silence suivit la lecture de cette lettre, mais, tout à coup, Pierre Dupas dit :

— Écoute, Marielle, prends en considération la lettre de ta tante Solange… Elle a raison, en fin de compte… Cette île…

— Ne dites pas de mal de notre île, père ! répondit Marielle, en riant. Vous l’aimez notre île, je sais… Moi aussi, je l’aime… trop pour la quitter…

— Mais, Marielle, ma toute chérie, ta tante Solange dit, avec raison…

— Laissez dire la tante Solange, petit père ! Je me trouve bien de cette île ; j’y reste… À moins que vous ne vouliez me chasser, hein, méchant père ? ajoute-t-elle, câline.

— Te chasser, ma bien-aimée !… Que serait la vie sans toi ?… Mais, il faut songer à l’avenir… Le bateau retournera à son port d’hivernage dans deux jours ; d’ici là, tu auras réfléchi aux avantages que t’offre la proposition de ta tante.

— C’est bon, père !… J’ai deux jours pour prendre une décision… Je vais y penser sérieusement… et nous verrons… Deux jours, ce n’est pas long, sans doute ; mais ça suffira… Si vous quittiez le Rocher aux Oiseaux avec moi, père !… Pourquoi pas ?… Là-bas, dans la ville de Montréal, il me semble que…

— Impossible, mon enfant ! s’écria Pierre Dupas. La chasse aux morses est une de nos principales ressources et il faut que je sois ici quand le temps en sera venu.

— Ah ! cette chasse aux morses ! Qu’elle vous donne de la peine et de la misère, seul et sans aide !

— Oui, je sais… Chaque automne, j’essaie de me trouver un compagnon pour l’hiver, un homme qui m’aiderait à la chasse et qui partagerait, avec moi les profits… Mais personne n’a encore pu se décider à passer l’hiver sur notre île, personne… Qui sait ?… Le bateau qui doit arrêter à la Grosse Île, dans deux jours, en route pour l’île du Prince Édouard, débarquera peut-être le compagnon désiré.

— Ce désir, chaque automne, père, vous l’exprimez ; mais jamais il ne se réalise… Eh ! bien, j’aurai pris une résolution concernant l’invitation de tante Solange, d’ici deux jours…

— Et décide-toi de partir pour Montréal, mon enfant… Nous avons de l’argent, plus qu’il n’en faut, pour que tu sois tout à fait indépendante de la générosité de ta tante Solange, et tu seras une des mieux mises de la société montréalaise… Oui, décide-toi… Je suis prêt à faire le sacrifice — énorme, tu le sais — de ta présence sur l’île durant tout le long hiver, puisqu’il s’agit de ton bonheur et de ton avenir.

Mais le cœur de Pierre Dupas se serrait en songeant au départ de sa fille… Que serait le long hiver sur l’île, avec Nounou pour seule compagnie ?… Quand il reviendrait à la maison, après une journée de rude travail, que ce serait triste de ne pas apercevoir le radieux visage de Marielle, en entrant ! Quand, autour du Rocher aux Oiseaux, gémirait et pleurerait le vent, quelle impression d’abandon il ressentirait !…

Cependant, Pierre Dupas n’était pas un égoïste ; il était père avant tout… Il ferait son sacrifice bravement, puisqu’il s’agissait de l’avenir de sa fille bien-aimée… et Dieu lui viendrait en aide.


CHAPITRE VII

QUAND GÉMIT LE SPECTRE


Dix jours se sont écoulés. Le bateau était retourné à son port d’hivernage depuis huit jours et Marielle était encore sur l’île. Certes, la tentation avait été forte de partir pour Montréal, afin de passer l’hiver avec sa tante Solange, et si son père se fut décidé à l’accompagner, avec quel bonheur elle fût partie !… Non qu’elle n’aimait pas son île la charmante enfant ; mais la lettre de sa tante lui avait fait entrevoir d’autres horizons… Tante Solange aurait donné des réceptions, des bals peut-être, pour sa nièce la jeune débutante… il y aurait eu aussi des soirées passées au théâtre à entendre et voir interpréter les œuvres des grands maîtres… Marielle avait lu et rêvé de ces choses ; que devait être la réalité !…

Marielle n’avait jamais connu d’autre vie que celle qu’elle menait sur le Rocher aux Oiseaux. Sa mère était morte, alors qu’elle avait deux ans. Après la mort de Mme Dupas, Pierre Dupas, presque découragé, avait quitté la ville de Québec, emmenant avec lui sa petite Marielle et leur servante Nounou, puis il était venu s’installer sur cette île, qu’il n’avait plus quittée.