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le mystérieux monsieur de l’aigle

— Quelques années sans doute ?

M. de L’Aigle a, pour le moins, quarante ans.

— Vraiment ! Ah !… Mais, comment lui a-t-elle expliqué le costume masculin qu’elle portait, M. Lassève ?

— Elle ne lui a rien expliqué du tout. M. de L’Aigle a feint (feint, comprenez-vous) de croire que Magdalena se vêtait ainsi pour se protéger, au milieu du pays sauvage où elle était obligée de vivre… Et maintenant, Mme d’Artois, je cherche une personne qui accepterait la position de compagne de Magdalena, à L’Aire, s’entend…

— Compagne, dites-vous ?… Son mari…

— Oui, je sais. Mais, voici : Magdalena, à son retour de voyage, va se trouver, tout à coup, à avoir de grandes responsabilités. La conduite d’une maison comme L’Aire et tout son personnel, ce n’est pas une petite affaire vous le pensez bien ! Or, la pauvre enfant n’a que peu d’expérience, comme vous le savez. De plus, M. de L’Aigle a souvent affaire à s’absenter ; Magdalena aurait donc besoin d’une surveillante pour les domestiques, qui serait en même temps sa dame de compagnie. La dame de compagnie, surveillante en même temps, sera traitée sur un pied d’égalité par les maîtres de la maison, inutile de vous le dire…

— Ô ciel ! fit Mme d’Artois, en posant sa main sur son cœur. Une telle chance ce serait…

— Ce serait une bonne et belle position, je crois, répondit Zenon en souriant, que celle de compagne de Mme de L’Aigle, de L’Aire ; connaissez-vous quelque dame qui aimerait à l’accepter ?

M. Lassève ! M. Lassève ! s’exclama Mme d’Artois. Est-ce que vraiment vous auriez pensé à moi ? Est-ce que vous m’offrez cette position ? À moi ! À moi, qui, plus souvent qu’autrement, ne sais si je pourrai manger à ma faim, d’un jour à l’autre ? À moi, qui me meurs, dans ce misérable alcôve, faute d’air et de lumière ?

Elle éclata en sanglots ; sa joie était trop grande, semblait-il.

— Nous avons discuté la chose, plus d’une fois, Magdalena, M. de L’Aigle et moi, Mme d’Artois, répondit Zenon, très ému, assurément, de la joie de la pauvre femme. C’est votre nom qui a été suggéré. Magdalena n’oublie pas… pas plus que moi d’ailleurs, vos bontés d’autrefois. Donc, puisque vous seriez disposée à venir demeurer sur la Pointe Saint-André…

— Disposée à y aller ? Certes !… Et quand sera-ce ? Au retour des mariés ?

— Ah ! Mais, non ! Magdalena et son mari aimeraient que vous vous installiez à L’Aire le plus tôt possible. Mais, j’oubliais, voici une lettre qui va tout vous expliquer, dit Zenon, en remettant une enveloppe cachetée à Mme d’Artois.

— L’écriture de Magdalena… murmura-t-elle.

Elle lut la lettre, d’un bout à l’autre, non sans pleurer un peu.

— Quand seriez-vous prête à partir ? demanda Zenon, lorsque Mme d’Artois eut pris connaissance de sa lettre. Demain ?…

— Oui, demain, dit la pauvre femme. Grâce à l’argent contenu dans la lettre de Magdalena, je pourrai payer mes petites dettes, dès aujourd’hui, et être prête à partir demain, si vous le désirez, M. Lassève.

— C’est bien ! répondit Zenon, en se levant pour partir. Demain soir, vous coucherez à la Rivière-du-Loup, dans une chambre bien fraîche. Après demain, nous serons à La Hutte, où vous passerez quelques jours, avec Séverin et moi, je l’espère, quitte à vous rendre à L’Aire, seulement quand il vous plaira.

— Est-ce que je rêve ?… fit Mme d’Artois, en souriant un peu tristement.

— À demain donc, Mme d’Artois ! reprit Zenon. Je serai à la porte, avec une voiture, à huit heures précises.

— À demain, M. Lassève ! Et merci, merci du plus profond du cœur ! Que Dieu vous bénisse, vous, Magdalena et M. de L’Aigle, pour votre exquise bonté envers moi !

II

LE RETOUR DES MARIÉS

Deux mois se sont écoulés depuis les événements rapportés dans le précédent chapitre, et Mme d’Artois, installée à L’Aire, ne fait que commencer à comprendre qu’elle en avait fini de chambres obscures et mal aérées, de meubles à moitié démolis et de repas… problématiques. Elle se rendait compte enfin d’une chose, c’était qu’elle vivrait désormais dans un château ; qu’elle occuperait une position sûre et très enviable : celle de surveillante du personnel de L’Aire, de compagne de Magdalena, qu’elle avait toujours tant aimée.

Les domestiques avaient montré beaucoup de respect et de soumission envers Mme d’Artois, et ils lui étaient déjà dévoués. C’est qu’elle avait eu un tour spécial de leur faire comprendre qu’elle remplaçait, en quelque sorte, la maîtresse de la maison, du moins, jusqu’à son retour de voyage.

Ça n’avait pas été une surprise pour les domestiques de L’Aire de voir arriver Mme d’Artois non plus, car Claude de L’Aigle, avant son départ, leur avait annoncé la chose ; ils s’y étaient donc attendus conséquemment.

Quant à la surveillante, elle se déclarait satisfaite du personnel de L’Aire : Eusèbe était, on s’en doute bien, le domestique le mieux dressé qu’on put désirer.

Candide avait pris en bonne part les conseils de Mme d’Artois ; il s’était fait joliment de gaspillage à la cuisine ; on avait l’habitude de jeter « les choux gras » assez souvent. La nouvelle surveillante avait su mettre un frein à cela, doucement, gentiment, mais fermement, et maintenant Candide s’arrangeait pour tirer partie de tout.

Xavier prétendait que Mme d’Artois était la perfection même… Voyez-vous, elle s’y connaissait très bien en botanique, et elle avait causé avec lui sur ce sujet (le plus intéressant au monde, assurait Xavier). Puis elle avait admiré les serres de L’Aire, « les plus belles, les mieux entretenues que j’ai vues de