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le mystérieux monsieur de l’aigle

Il n’était pas tard, ce soir-là, quand nos amis se couchèrent ; ils étaient épuisés de fatigue, après leur rude cheminement de l’après-midi. Magdalena rêva qu’elle était encore à L’Aire, dans la serre aux roses, avec Claude… Lorsque, le lendemain matin, elle se réveilla dans sa chambre à coucher, à La Hutte, ce fut incontrôlable ; elle fondit en larmes.

XVIII

ENTRE BONNES MAINS

Les « Fêtes » étaient, longtemps, choses du passé. Le printemps, s’il n’était pas encore arrivé, ne tarderait guère ; on était au 15 mars.

L’hiver s’était écoulé agréablement pour nos amis de La Hutte. Occupés, du matin au soir, le temps s’était passé vite. Magdalena travaillait régulièrement maintenant, pour l’entrepreneur de la Rivière-du-Loup. De plus elle s’était livrée à l’étude sérieuse de la botanique, il y avait le piano de L’Aiglon qui lui avait procuré bien des heures charmantes.

Zenon et Séverin étaient devenus des meubliers, en règle, et les commandes n’ayant pas fait défaut, ils avaient accumulé une jolie somme, à force de travail et d’économie.

Or en ce jour du 15 mars, au moment où l’on sortait de table, après le repas du midi, Séverin annonça qu’il irait réparer le garde-corps du grand pont et planter, en même temps, des clous dans certains de ses madriers qui lui paraissaient n’avoir toute la solidité voulue.

— J’aimerais à vous accompagner, Séverin, dit Magdalena. Le temps est beau, le soleil si radieux !

— Mais, certainement ! Viens, Théo ! Je serai bien content de ta compagnie. Venez-vous, M. Lassève ?

— Non. Je veux finir de vernir ce buffet, que nous devons livrer demain.

— Alors, nous partirons, Théo et moi, aussitôt que nous aurons lavé la vaisselle et balayé le plancher.

La Hutte avait changé d’aspect depuis l’automne précédent ; depuis que Séverin y avait établi ses pénates, nous voulons dire. Le brave garçon avait fait des siennes, et la salle d’entrée n’était plus aussi rustique que la première fois que nous y avons introduit nos lecteurs. D’abord, la table n’était plus fixée au plancher ; elle avait, en outre, été polie, teinte, vernie, et ses quatre pattes ornées de têtes et portraits de lions, sculptés dans le bois. Les bancs avaient été, eux aussi, façonnés tels que la table. Le pupitre et la chaise de Mme Rocques, le piano, une petite armoire à vaisselle, vitrée, les sièges confortables ; tout cela donnait un cachet d’aise et de prospérité.

Magdalena et Séverin partirent, aussitôt que tout eut été remis à l’ordre dans la salle, après le dîner. Froufrou eut bien voulu les accompagner, mais ce pauvre Froufrou s’était presqu’arrachée une griffe et il boitillait et souffrait, depuis trois jours. On dut donc le laisser à la maison.

Lorsqu’ils furent parvenus au pont, Magdalena dit à son compagnon :

— Si vous n’avez pas besoin de moi, Séverin, je vais aller faire une petite promenade dans cette direction. Elle désigna les Rocs des Testaments.

— Ne t’éloigne pas trop, n’est-ce pas, Théo ? Je serais inquiet. Et fais attention ; les rochers sont très glissants, à cette saison. Une chute…

— Ne craignez rien, Séverin. Je n’irai pas loin d’ailleurs ; je resterai à portée de votre voix.

Marchant la tête baissée, afin de pouvoir voir et éviter les endroits où la neige fondue coulait en vraies cascades, Magdalena se livrait à ses pensées. Est-il nécessaire de dire qu’elle pensait surtout à Claude ? Où était-il ? Était-il chez-lui, ou bien était-il absent ? Il l’avait dit qu’il s’absentait assez souvent… Toujours est-il ; qu’elle ne l’avait pas revu, depuis leur visite à L’Aire… Elle appelait le mois de mai de tous ses vœux, sachant bien qu’il accompagnerait ses domestiques, lorsqu’ils viendraient chercher le piano de L’Aiglon à La Hutte. Le mois de mai… Oui, il avait dit le mois de mai… Combien il était loin encore ce mois tant désiré !

Tout à coup, elle arrive contre un obstacle… quelque chose de charnu… Vite elle leva les yeux, et aussitôt, un cri s’échappa de ses lèvres, car Albinos, le cheval de selle de Claude de L’Aigle, lui barrait le chemin.

— Albinos ! s’écria Magdalena, au comble de l’étonnement.

Entendant prononcer son nom et reconnaissant peut-être celle qui l’avait prononcé, le cheval se mit à hennir, et jamais la jeune fille n’avait entendu pareil hennissement. Alors, Magdalena vit qu’Albinos avait une bride au cou ; si elle ne l’avait pas remarquée plus tôt, c’était que cette bride était blanche. Elle vit autre chose : une selle sur le dos du cheval ; une selle, blanche aussi, dont les étriers étaient vides ; ces étriers vides semblaient raconter quelque drame, quelque tragédie.

— Ô ciel ! s’écria-t-elle. Un accident ! Albinos, ajouta-t-elle, s’adressant au cheval comme s’il eut pu la comprendre, où est ton maître ?

Albinos gémit de nouveau d’une façon plaintive, tandis que ses yeux calmes et doux paraissaient attristés soudain.

— Séverin ! appela Magdalena. Venez ! Venez vite.

— Oui, je viens, Théo ! répondit la voix de Sévérin, et au bout de quelques instants, il parut à l’un des détours de la route.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.

— Ce cheval… Voyez, il…

— Oh ! C’est Albinos, bien sûr ! s’exclama Séverin, en désignant le cheval. Le cheval de M. de L’Aigle, n’est-ce pas, Théo ?

— Oui, c’est le cheval de M. de L’Aigle, répondit la jeune fille. Et voyez donc, Séverin ; la selle… les étriers vides… Il est arrivé un accident ! ajouta-t-elle, en sanglotant. Qu’allons-nous faire ? M. de L’Aigle…

— Il faut le trouver, voilà !

— Le trouver ? Mais, où le trouver, où ?

— Ou je me trompe fort, ou ce cheval va nous conduire droit à son maître, mon garçon. Je