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le mystérieux monsieur de l’aigle

tracer, en quelque sorte, une ligne de démarcation entre eux, c’est-à-dire entre lui et son employée ?

— Non, M. de L’Aigle, je ne l’ai pas vue. Je ne faisais qu’arriver à L’Aire, lorsque votre domestique m’a introduite auprès de vous.

Claude tira sur le cordon d’une sonnette et Rosine se présenta.

— Rosine, demanda-t-il, savez-vous si la chambre de Mlle Cotonnier est prête ?

— Oui, M. de L’Aigle, elle est prête ; Candide s’en est occupée.

— Vous allez conduire Mlle Cotonnier à sa chambre, continua-t-il, en désignant Euphémie, (qui, certainement, « se prend des airs » pensait Rosine), puis vous avertirez Candide de l’arrivée de sa nièce.

— Venez, Mlle Cotonnier, dit Rosine.

— Au revoir, Mlle Cotonnier, dit Claude, en s’inclinant.

Comprenant que M. de L’Aigle lui signifiait son congé, pour le moment, Euphémie quitta la bibliothèque, précédée de la fille de chambre.

Toutes deux se dirigèrent vers le fond du corridor d’entrée, et Rosine ayant ouvert une porte, elles arrivèrent au pied d’un escalier dérobé conduisant au deuxième étage. Euphémie vit, en passant, des chambres à coucher splendides, avec boudoirs ou alcôves leur attenant. Elle crut, tout d’abord, que l’une de ces pièces lui était réservée, mais elle fut vite détrompée.

— Votre chambre est au troisième, lui dit Rosine.

Parvenues au troisième, la fille de chambre indiqua une pièce, à sa gauche.

— Est-ce cette chambre que je vais occuper ? demanda la secrétaire.

— Oui, Mlle Cotonnier, et Candide s’est donnée beaucoup de peine pour rendre cette pièce attrayante, je vous l’assure.

— Qui couche sur ce palier ?

— Mais… Candide et moi, puis, à l’autre extrémité de ce corridor, il y a les chambres de Xavier et de Pietro.

— Et qui sont Xavier et Pietro, s’il vous plaît ?

— Xavier est le jardinier ; Pietro, l’homme d’écurie.

— Ah ! fit Euphémie. Ah !

Elle allait donc être reléguée au rang des domestiques ! Qu’il paraissait loin, à ce moment, le rêve qu’elle avait caressé, de régner, un jour, à L’Aire !

— Le deuxième palier est réservé à M. de L’Aigle, sans doute ? demanda-t-elle ensuite.

— Oui, à M. de L’Aigle et à ses visiteurs… lorsqu’il y en a. Eusèbe, lui aussi, couche au second, car il est attaché au service personnel de M. de L’Aigle… Eh ! bien, au revoir, Mlle Cotonnier ; je vais dire à Candide que vous êtes arrivée. Elle va être contente ; car il y a plus de huit jours qu’elle vous attend.

— Ne la dérangez pas, je vous prie… commença Euphémie. Mais déjà Rosine descendait l’escalier dérobé ; elle allait à la recherche de Candide.

Euphémie, restée seule, versa des larmes de désappointement et de rage… Quelle déception ! La plus amère imaginable ! Reléguée parmi les domestiques ! À quoi pouvait bien penser M. de L’Aigle ? Il aurait dû donner à sa secrétaire une des chambres à coucher du deuxième étage… Au lieu de cela… Pourtant, jamais Euphémie n’avait possédé une chambre aussi belle, aussi vaste, aussi confortable que celle dans laquelle elle était, en ce moment. Ainsi que l’avait dit Rosine, Candide s’était donnée beaucoup de peine pour rendre la pièce attrayante, et elle y avait réussi. L’ameublement était coquet et joli ; un tapis, aux couleurs discrètes, couvrait le plancher ; des rideaux de mousseline blanche ornaient les portes et fenêtres, dont il y avait deux et qui ouvraient sur un balcon. Entre les deux portes-fenêtres était un pupitre, que la cuisinière avait fait descendre du grenier, et qui avait été repoli, frotté, vernis, au point d’avoir l’air d’arriver tout droit de chez le meublier. Un fauteuil confortable, un canapé et deux chaises, dont une berceuse, complétaient l’ameublement.

Nous le répétons, jamais Euphémie n’avait été si luxueusement logée : elle était née dans un pauvre chantier contenant deux pièces seulement ; au couvent, elle avait occupé une étroite couchette dans le dortoir rempli d’élèves ; à l’école qu’elle avait habitée avec sa mère, les chambres étaient toutes petites. Elle aurait dû se considérer chanceuse, dans sa position actuelle… Mais, voyez-vous, elle avait rêvé toute autre chose la pauvre fille… Il est vrai qu’elle était mise, en quelque sorte, au rang des domestiques ; c’est-à-dire qu’elle allait habiter les mêmes quartiers qu’eux. Le mieux, c’eut été pour elle de faire contre mauvaise fortune bon cœur et essayer de comprendre que si M. de L’Aigle avait consenti à l’engager comme secrétaire, ç’avait été pour faire plaisir à sa fidèle cuisinière ; que c’était aussi chose entendue qu’il n’aurait pas à s’occuper de sa secrétaire, hors ses heures de travail.

Pour une raison ou pour une autre (parce qu’elle était occupée à ses fourneaux sans doute), Candide ne vint pas frapper à la porte de chambre de sa nièce, ce dont cette dernière ne se plaignit pas.

Euphémie résolut de se reposer, en attendant l’heure du dîner, qui se prenait toujours à six heures et demie, à L’Aire, elle le savait. Elle s’étendit donc sur le canapé de sa chambre et s’endormit.

La première cloche annonçant le dîner l’éveilla. Aussitôt, elle se leva et regarda l’heure à sa montre. Ayant constaté qu’il était six heures, elle procéda à sa toilette. Avec ses dernières économies, elle s’était acheté une robe en dentelle noire, dans laquelle elle paraissait bien. Elle avait assez de notions des convenances et de l’étiquette pour savoir qu’on devait s’habiller pour le dîner, dans une maison comme L’Aire.

Elle achevait de se vêtir, lorsque sonna la deuxième cloche pour le dîner, et aussitôt, elle quitta sa chambre. Sans doute, elle rencontrerait un domestique, qui la conduirait dans la salle à manger.

Elle se disposait à descendre au premier étage, lorsqu’elle entendit des pas lourds mon-