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le mystérieux monsieur de l’aigle

Ce qu’il eut voulu devait demeurer un secret, car, à ce moment, il se fit du bruit, dehors, puis la porte de La Hutte s’ouvrit assez brusquement.

— Qu’est-ce ? demanda Magdalena.

— C’est le piano qu’on est en frais de transporter ici, répondit Claude.

— Le piano ?… Ah ! oui, le piano !

Dieu sait pourtant si elle l’avait désiré ce piano ; mais, pour le moment, elle l’avait complètement oublié. Dans sa joie de revoir Claude, la question du piano était bien secondaire… Nous le répétons ; nous ne saurions trop le répéter : pauvre Magdalena !

Eusèbe et Xavier maniaient, tous deux l’instrument, qui, en somme, ne pesait pas excessivement. Zenon suivait les deux domestiques, apportant le banc du piano.

En entrant dans la maison, Zenon jeta sur Magdalena et Claude un regard quelque peu perplexe : de quoi avaient-ils bien pu causer, durant tout ce temps, ces deux-là ?… Il commençait à avoir certains soupçons concernant les sentiments de Magdalena envers Claude de L’Aigle… Il avait vu la jeune fille rêveuse parfois, triste, sans cause, souvent… Est-ce que la pauvre enfant entretiendrait des idées sentimentales à l’égard du propriétaire de L’Aire ?… Quelle sottise !… D’abord, il existait une grande différence d’âge entr’eux, et puis, comment Magdalena expliquerait-elle jamais à Claude la raison de son déguisement ?… Il lui faudrait lui expliquer pourquoi elle avait endossé le costume masculin… et cela l’obligerait à d’autres explications, presqu’impossibles à donner, à moins qu’elle fut résolue à dire qu’elle était la fille d’un mort sur l’échafaud…

Chose certaine, c’est que Magdalena avait l’air très émue, un peu énervée, dans le moment ; Zenon la vit, à plusieurs reprises, se mordiller les lèvres, et il connaissait la signification de cela… Instinctivement, ses yeux se portèrent sur Claude ; il le vit souriant, mais froid. Sans doute ! À quoi donc s’était-il attendu ?… Évidemment, M. de L’Aigle en imposait légèrement au petit pêcheur et batelier, et il n’était probablement pas sans s’en apercevoir… Eh ! bien, le propriétaire de L’Aire retournerait chez lui, tout à l’heure, et on ne le verrait qu’au printemps, lorsqu’il viendrait chercher son piano…

De ces diverses réflexions de Zenon, il ne faudrait pas conclure qu’il n’estimait pas Claude, ou qu’il oubliait le service rendu. Certes, non ! Seulement, sa première pensée était toujours pour Magdalena, la fille de son ami martyr, et par-dessus tout au monde, il la voulait heureuse.

— C’est un grand service que nous vous rendons, M. de L’Aigle, dit Zenon à Claude, en riant et désignant le piano.

— Disons plutôt que c’est un service que nous nous rendons mutuellement, M. Lassève ; c’est ce qui avait été entendu entre Théo et moi, vous savez.

— Dans tous les cas, ce sera une grande distraction pour le cher enfant, durant les veillées, qui sont déjà longues.

— Tant mieux, alors, tant mieux ! fit Claude.

— Désirez-vous fumer, M. de L’Aigle ? demanda Zenon. Je n’ai que du tabac canadien à vous offrir ; mais je vous l’offre de bon cœur.

Claude sortit deux cigares de la poche de son pardessus et en offrit un à Zenon.

— Essayez un de ces cigares, suggéra-t-il ; je les ai achetés à Québec, en passant, et je les crois bons. Je pense que leur saveur vous plaira.

— Tandis que vous allez fumer, tous deux, moi, je vais préparer du café. Le café sera bon, je le certifie, dit Magdalena ; c’est la recette d’Eusèbe, qu’il m’a donnée, alors que nous étions sur L’Aiglon… Je crois que vous aimerez aussi mes petits gâteaux, M. de L’Aigle.

— Ne vous donnez donc pas tant de peine mon petit ami ! fit Claude.

— Ça me fait plaisir, croyez-le.

Bientôt, le café était fait, puis servi sur une nappe en grosse toile bien blanche, sur le coin de la table.

Magdalena versa le café dans des tasses en pierre. Ce n’était pas la porcelaine fine, le verre taillé, les argenteries de valeur de L’Aiglon bien sûr : mais c’était ce qu’on avait de mieux à La Hutte.

Peut-être l’aristocratique M. de L’Aigle éprouva-t-il quelques frissons intérieurs lorsque ses lèvres devinrent en contact avec les tasses épaisses ; sans doute, il réprima avec peine d’autres frissons lorsqu’il se vit obligé de faire fondre le sucre, au fond de sa tasse, au moyen d’une cuillère en plomb. S’il en fut ainsi, il n’en laissa certainement rien paraître. Mais il trouva le café exquis, ainsi que les petits gâteaux, et il ne manqua pas d’en féliciter son « petit ami » ; après quoi il se leva pour partir.

— Vous partez déjà, M. de L’Aigle ?

Non, ce n’est pas Magdalena qui vient de parler ; c’est Zenon. Mais cette exclamation était sur les lèvres de la jeune fille ; si elle se tait, c’est parce qu’elle a le cœur trop gros pour pouvoir proférer même un mot.

— Il le faut, M. Lassève. Rien ne me serait plus agréable que de pouvoir prolonger ma visite, croyez-le ; mais, à cette saison, vous le savez, il faut compter avec la brume.

— C’est vrai… répondit Zenon.

À ce moment, Eusèbe entrait dans la maison, après en avoir reçu l’autorisation ; le domestique portait un paquet assez volumineux, qu’il déposa sur la table, puis il se retira.

— Ce sont les opéras et autres morceaux de musique qu’il y avait sur L’Aiglon. Théo, dit Claude, en désignant le paquet qu’Eusèbe venait de déposer. J’ai pensé que vous aimeriez à déchiffrer tout cela, ajouta-t-il en souriant.

— Oh ! Merci, M. de L’Aigle ! répondit Magdalena. J’espère cependant, reprit-elle, que vous ne vous privez pas de cette musique pour moi ?

— Pas du tout ! Pas du tout, mon petit ami ! Et maintenant, au revoir, M. Lassève ! Au revoir, Théo !

Il était parti !…

Magdalena essaya de se consoler en regardant le piano, en feuilletant la musique que