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le mystérieux monsieur de l’aigle

nous concerne pas les excentricités de ces gens, fit Magdalena… D’ailleurs, ajouta-t-elle, en souriant, en fait d’excentricité, peut-être pourrait-on nous taxer d’en donner la preuve nous aussi, en choisissant la Pointe Saint-André pour y vivre, comme nous l’avons fait, et quoique nous soyons si heureux ici, plus d’un serait porté peut-être à hausser les épaules et à s’étonner de notre choix.

Tout de même, d’avoir appris, par hazard, qu’ils avaient des voisins, qu’il y avait, non loin d’eux des êtres humains, alors qu’ils s’étaient cru seuls, sur la pointe, cela ne manquait pas d’intéresser grandement la jeune fille. Sans compagnes ou compagnons de son âge avec qui on peut échanger ses idées parfois, c’est quelque peu déprimant, lorsqu’on a dix-sept ans. Il est vrai qu’elle n’avait jamais eu beaucoup d’amis, pauvre Magdalena ! Mais, au moins, à G…, quand elle faisait quelques courses, soit dans des magasins ou ailleurs, elle avait l’occasion d’échanger quelques paroles avec des personnes de ses connaissances.

À la Pointe Saint-André, ce n’était pas la même chose, on le pense bien. Pas de magasins là, où l’on pouvait aller passer un quart d’heure ou une demi-heure, si on le désirait ; seulement des rochers, des rochers sans fin… et c’est pourquoi Magdalena se sentait un peu excitée à la pensée d’avoir des voisins ; c’est pourquoi aussi elle aurait si vivement désiré faire leur connaissance.

Pourtant, elle ne s’ennuyait jamais. Le fleuve, le magnifique fleuve St-Laurent, coulait devant la porte d’entrée de La Hutte et la jeune fille lui trouvait toujours des charmes nouveaux. Ensuite, elle était constamment occupée ; elle devait tenir leur maison bien propre, réparer son linge et celui de son père adoptif, faire la cuisine, etc., etc. Dans l’après-midi, lors qu’on n’allait pas à la pêche, et tandis que Zenon sciait ou fendait du bois, en vue de l’hiver, qui était loin encore il est vrai, mais qui finirait par arriver, Magdalena partait, accompagnée de Froufrou et elle allait à la recherche de fleurs et de plants. Ces fleurs, ces plants, elle les pressait ensuite avec soin, puis elle les collait dans son herbier. Durant les longues soirées de l’automne et de l’hiver, elle classifierait ces fleurs et ces plants tout en se livrant sérieusement à l’étude de la botanique. Zenon lui avait promis (et une promesse de Zenon ça valait de l’or) de faire venir de Québec ou de Montréal le meilleur traité de botanique qu’il pourrait se procurer ; un volume illustré en couleurs et enrichi de belles et grandes planchettes.

Mais, ces fleurs et plants que Magdalena cueillit elle ne les pressait pas tous ; les plus belles, les plus beaux étaient cirés. Elle avait déjà, dans des boîtes en carton, une grande quantité de fleurs et de feuilles cirées. Elle réussissait très bien, et cela lui procurait une agréable distraction. Car, quoiqu’elle fût dans la presqu’obligation de porter le costume masculin, pour quelque temps encore du moins, et qu’elle s’appelât Théo, notre jeune héroïne était femme, dans l’âme ; elle aimait les fleurs, la musique, les enfants, les occupations féminines. D’un autre côté, elle aimait aussi la vie en plein air, comme toute autre jeune personne jouissant d’une excellente santé et étant bien équilibrée.

N’oublions pas que Magdalena avait aussi, pour se distraire et s’amuser, sa chère mandoline. Ah ! si seulement elle n’avait pas été obligée de se défaire de son piano ! Non pas qu’elle fut une musicienne extraordinaire peut-être ; mais elle jouait de cet instrument avec goût, et souvent, bien bien souvent, depuis qu’elle et son père adoptif habitaient la Pointe Saint-André ses doigts lui démangeaient, littéralement, tant ils sentaient le besoin de se poser sur un clavier.

Un jour, qu’elle et Zenon étaient allés à l’hôtel du Portage y porter du poisson, elle, s’était avancée dans l’un des corridors de l’hôtel et, par une porte entr’ouverte, avait aperçu le salon. Or, au fond de la pièce, était un piano carré. L’instrument était ouvert. Malgré elle, Magdalena avait senti ses doigts remuer, comme pour exécuter quelque mélodie, puis, sans qu’elle s’en aperçut, des larmes lui étaient venues aux yeux, tant la vue de l’instrument lui rappelait les heures heureuses qu’elle avait passés, à G…, en face de son piano.

— Eh ! bien, Théo ! avait dit, soudain, la voix de l’hotelier. Trouves-tu cela beau ce salon ?

— C’est… C’est le piano, avait-elle balbutié.

— Le piano, hein ? Ah ! oui, le piano… C’est un magnifique instrument n’est-ce pas ? Je ne l’ai acheté que le mois dernier. C’est un piano de la meilleure manufacture aussi, tu sais !

Cela, Magdalena l’avait remarqué.

L’hôtelier vit les yeux du petit pêcheur et batelier dévorer l’instrument et cela l’intrigua fort. Il se mit à rire. Mais comme il était bon, au fond quoique très rude d’apparence, il demanda :

— Sais-tu jouer du piano, par hazard, mon petit ?

— Oui… Un peu… répondit-elle.

— Tiens ! Tiens ! Voyez-vous cela ? Ce petit pêcheur à la ligne qui sait taper du piano ! fit l’hôtelier, en riant.

— Me permettez-vous d’essayer ? demanda Magdalena, dont la voix tremblait de désir.

— Hein ? L’essayer ?… Bien… Je ne sais pas…

— Oh ! Ne me refusez pas, M. l’hôtelier !

— Il n’y a pas de danger que tu le brises, au moins ? Un piano, tu sais Théo, mon garçon, ça coûte de l’argent, beaucoup d’argent et…

— Je ne le briserai pas, soyez-en assuré, répondit Magdalena en souriant.

Elle courut presque, vers l’instrument, puis elle se mit à jouer.

Elle ne joua rien de bien extraordinaire ; seulement une petite sonate, simple, mais jolie. L’hôtelier était vraiment épaté.

— Encore, Théo ! Encore ! s’écria-t-il, en applaudissant.

Et elle joua encore. Magdalena exécuta plusieurs morceaux, ses doigts agiles et souples se posant amoureusement sur chaque note.

Bravo ! Bravo !