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le mystérieux monsieur de l’aigle

mencement de la semaine prochaine, Magdalena. Va, petite.

On soupa gaîment ; les pêches confites furent jugées excellentes.

Arcade Carlin était bien l’homme le plus heureux de la terre, ce soir-là. Cependant, il y avait une toute petite ombre à son bonheur : le « père Zénon » son meilleur ami, n’était pas là, pour partager sa joie. Le père « Zénon » travaillait dans un village voisin et il ne serait de retour que le lendemain soir ; mais Arcade savait d’avance la part qu’il prendrait à la joie de son ami.

Maintenant, cet argent qu’il venait de recevoir, où Arcade le mettrait-il, en attendant qu’il put le déposer en sûreté, à la banque ?… $3000.00, c’était une grosse somme d’argent à avoir dans la maison… Quel malheur qu’il n’y eut pas de banque, au village !… Il n’y aurait qu’une chose à faire ; déposer son argent dans le coffre-fort de Jacques Lemil, le seul de G. — et Lemil avait dit à Arcade, un jour, moitié riant :

— Si jamais tu as des valeurs à déposer quelque part, Carlin, je t’offre d’avance un compartiment dans mon coffre-fort.

Oui, le coffre-fort de Jacques Lemil serait un endroit sûr, en attendant que l’argent put être déposé à la banque… Lemil veillait chez lui, ce soir ; il avait dit à Arcade qu’il attendait Baptiste Dubien à veiller ; ce dernier étant l’ami intime du marchand. Eh ! bien, il irait chez le marchand sans retard ; il dormirait plus tranquille ensuite, de savoir ses $3000.00 en sûreté.

Arcade endossa son pardessus, et il allait partir, quand, ayant jeté les yeux sur l’horloge de la salle, il vit qu’il passait neuf heures.

Neuf heures, c’était déjà tard, pour les gens du village. Dubien avait dû retourner chez lui, depuis au moins une demi heure, et Lemil devait être couché ; il n’allait pas le faire lever, n’est-ce pas ?… Non. Il lui faudrait trouver une autre cachette pour ses $3000.00.

La première idée est toujours la meilleure, dit-on. Si Arcade Carlin s’était rendu chez Jacques Lemil, ce soir-là et y eut rencontré Baptiste Dubien, une tragédie eut été évitée. Mais il ne devait pas en être ainsi… Pauvre Arcade Carlin ! Pauvre Magdalena !

Arcade se dirigea vers sa chambre à coucher et ouvrant l’un des tiroirs de son bureau de toilette, il y prit une petite cassette, qu’il ouvrit au moyen d’une minuscule clef ; dans la cassette ensuite, il déposa les trois mille dollars, puis ayant placé le tout dans le fond du tiroir, il jeta dessus une pile de linge.

Avant de se mettre au lit, Arcade voulut relire la lettre de sa marraine, mais il ne la trouva pas ; elle était tombée dans la boîte à bois de la cuisine, au milieu de divers chiffons de papier, et il ne songea même pas à la chercher là. Il se dit qu’il avait probablement laissé la lettre dans sa chambre à coucher, lorsqu’il y était allé, tout à l’heure, dans le but de cacher l’argent dans la cassette ; il la retrouverait demain. Pour le moment, il allait se mettre au lit, car il avait sommeil. Magdalena dormait depuis longtemps déjà.

Cette nuit-là, Magdalena rêva de manteaux garnis de fourrure, de robes enjolivées de rubans et de dentelles, de chaussures en cuir vernis, de chapeaux ornés de fleurs ; voire même d’un petit manchon en lapin blanc, doublé de soie rose pâle…

Arcade Carlin, de son côté, fit des rêves d’or…

Souvent, il ment le proverbe qui dit que les événements proches s’annoncent en lançant en avant leur ombre.

VII

TROIS MILLE DOLLARS

Il était huit heures moins vingt minutes, lorsqu’Arcade s’éveilla, le lendemain matin.

D’un bond, il fut debout ; il lui faudrait se hâter, s’il ne voulait pas arriver en retard au magasin.

S’étant habillé, il se dirigea vers la cuisine. Emplissant le poêle de chiffons de papier, qu’il prit dans la boîte à bois, et les recouvrant de bois sec, il eut vite fait du café, dont il but une tasse, tout en grignotant un biscuit, puis, après s’être assuré que tout était à l’ordre, il parti pour le magasin, ayant soin de fermer la porte de sa maison à clef, précaution qu’il ne prenait pas souvent, à l’exemple des autres habitants de G…

Aussitôt qu’Arcade eut mis le pied sur le trottoir, il s’aperçut qu’il y avait quelque chose d’inusité dans le village ; les gens étaient rassemblés par petits groupes et causaient avec animation ; ils paraissaient discuter quelque chose, quelqu’évènement extraordinaire. Qu’était-ce donc ?

S’il n’eut été si pressé d’arriver au magasin, il se fut arrêté et eut demandé la cause de tant d’excitation ; mais il ne lui était jamais encore arrivé d’être en retard ; conséquemment, il résista à la curiosité, et passa droit son chemin.

Parvenu au bureau de poste, cependant, il vit une foule de villageois rassemblés sur le trottoir ; il vit aussi Martin Corbot, debout sur une caisse. Le bossu paraissait être en frais de discourir.

Arcade s’approcha. À son arrivée cependant, l’boscot se tut subitement, et alors, tout son auditoire se retourna et jeta sur Arcade Carlin un regard… étrange. Ce dernier aurait désiré demander ce qu’il y avait ; mais tous ces visages tournés vers lui ; ces visages antipathiques, cela lui fit un effet singulier, lui donna froid au cœur… et il passa, encore une fois, son chemin.

Au magasin, Jacques Lemil l’attendait ; il lui dit :

— Ah ! Te voilà enfin, Carlin !

— Suis-je en retard, Lemil ? demanda Arcade.

— Non ! Non ! Pas du tout ! Mais j’avais hâte de te voir arriver, car je ne pouvais laisser le magasin et il me tarde d’aller aux nouvelles. De nouveaux développements peut-être…

— De quelles nouvelles parles-tu, Lemil ? j’ai vu des gens rassemblés par groupes, un peu partout, et paraissant discuter quelqu’évènement ; mais, craignant être en retard…