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le mystérieux monsieur de l’aigle

Disons, tout de suite, que l’enfant des Néry ne mourut pas. Mais son expérience servit de leçon aux autres enfants du village. Ils n’injuriaient plus Martin Corbot ; au contraire, aussitôt qu’ils l’apercevaient, même de loin, ils fuyaient, à toutes jambes ; l’boscot était un homme dangereux ; les gamins n’allaient pas risquer de le croiser même, en chemin.

Si Martin eût eu, dans son anatomie, un organe du nom de cœur, il eût souffert de se voir craint ainsi ; mais il est probable que, dans ce corps difforme, le cœur n’était là que pour pomper le sang des veines… pas pour autre chose.

Quelques jours après les incidents que nous venons de raconter, Martin Corbot rencontra Arcade Carlin, dans la rue. Le bossu ne dit mot, mais le regard chargé de haine et de menace qu’il jeta sur le père de Magdalena en disait long ; l’occasion s’en présentant, l’boscot se vengerait. Mais Arcade, ayant dépassé le bossu, haussa les épaules et eut un sourire méprisant.

Arcade n’eut aucun pressentiment ni ce jour-là, ni les jours suivants, de la manière dont Martin Corbot se vengerait de lui un jour… un jour qui n’était pas très éloigné peut-être.

Hélas ! on ne connaît pas l’avenir !

VI

RÊVES D’OR

On était au 4 novembre. Il était six heures du soir.

Arcade Carlin revenait chez lui, ses heures de travail étant finies. Il s’en allait tout droit à la maison maintenant, en quittant le magasin, et Magdalena l’y précédait.

Magdalena venait d’atteindre ses onze ans. Elle était bien jeune encore, il est vrai ; mais l’enfant, élevée à l’école de l’adversité, de la pauvreté, savait déjà se rendre utile. À quatre heures, après la classe, elle revenait à la maison, et après avoir appris ses leçons pour le lendemain, elle allumait le poèle de la cuisine et préparait le souper.

La lettre qu’Acarde avait écrite à sa marraine était restée sans réponse. Il s’y était attendu, sans doute ; tout de même, l’espoir est si tenace au cœur de l’homme, qu’il avait espéré mieux… et plus. Pendant un mois, il était allé au bureau de poste chaque jour ; mais, chaque jour, la réponse de Martin Corbot était la même :

— Rien pour vous, M. Carlin.

Avec quelle joie l’boscot faisait cette réponse ! Il se doutait bien qu’Arcade attendait une lettre importante, et de le voir déçu ainsi, chaque jour, cela le remplissait d’une joie méchante. Cette lettre, si impatiemment attendue, si jamais elle arrivait à l’adresse d’Arcade Carlin, Martin Corbot se proposait bien d’en prendre connaissance !

En ce soir du 4 novembre donc, Arcade, en passant, devant le bureau de poste, entra, tout machinalement, demander s’il y avait quelque chose pour lui.

À son grand étonnement, l’boscot, qui était seul, pour le moment, répondit, de sa voix fêlée :

— Il y a une lettre pour vous, M. Carlin. Elle vient de loin, ajouta-t-il ; de la Nouvelle Orléans.

— Oui, je sais. Ma lettre, s’il vous plaît !

— La voici, fit Martin Corbot, en remettant à Arcade une enveloppe longue et étroite.

— Merci, dit Arcade, en recevant l’enveloppe.

— Hé hé hé ! rit le bossu. La riche marraine envoie de l’argent à son filleul, sans doute.

— Qu’en savez-vous Corbot ?… Est-ce que, par hasard, vous auriez pris connaissance du contenu de cette enveloppe ?

— Ah ! Bah ! répondit l’boscot en haussant les épaules et affectant un air de grand dédain. Vos lettres ne m’intéressent guère, mon cher M. Carlin. Ce que j’ai voulu dire, c’est que votre marraine étant très riche (ce n’est un secret pour personne dans le village), j’ai supposé que, si elle prenait la peine de vous écrire, c’était pour vous envoyer de l’argent. Eh ! bien, tant mieux pour vous, s’il en est ainsi !

— Merci, Corbot, répondit de nouveau Arcade.

— Un autre aussi qui est chanceux, dans notre village, c’est Baptiste Dubien. Vous le savez, je le présume ? Dubien a vendu à une compagnie américaine toutes ses terres, et elles lui ont été payées comptant, pas plus tard qu’hier… Dix mille dollars, Monsieur ! Dix billets de banque américains, de mille dollars chacun. Le chançard ! Ça me surprend fort que vous n’ayez pas encore appris cette nouvelle ; elle court le village.

— Je sors si peu ! répondit Arcade, en se dirigeant vers la porte de sortie, car il lui tardait beaucoup de prendre connaissance de la lettre de sa marraine.

— Baptiste Dubien m’a montré ces dix billets de banque, hier, alors que j’étais allé chez lui par affaires, reprit Martin. Je lui ai conseillé fortement de les déposer à la banque le plus tôt possible. Garder dix mille dollars chez soi, ce n’est guère prudent. Qu’en pensez-vous ?

— Ce n’est certainement pas prudent ; c’est même dangereux à mon sens.

— Dubien doit faire son dépot demain, m’a-t-il dit.

— Je suis content pour Dubien ; qu’il ait eu tant de chance, je veux dire, fit Arcade. Dubien est un brave et honnête homme. Au revoir, M. Corbot !

— Au revoir, M. Carlin !

Lorsqu’Arcade eut quitté le bureau de poste, le bossu se frotta les mains et se mit à rire.

— Hé hé hé ! Hé hé hé ! Ça ne pouvait pas mieux s’adonner ! En avant la grande scène maintenant, M. Arcade Carlin ! Tout vient à point à qui sait attendre. Hé hé hé !

Ayant prononcé ces paroles ambiguës, l’boscot, toujours frottant ses énormes mains l’une contre l’autre, s’empressa de prendre place en arrière du guichet, car des gens se présentaient pour réclamer leurs lettres et journaux.

Presque courant, Arcade Carlin arriva chez lui. Il avait infiniment hâte de prendre connaissance de la lettre de Mme Richepin. Il eut certes, préféré une lettre enrégistrée ; la perspective eut été plus belle, assurément !