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le mystérieux monsieur de l’aigle

sans raison il est vrai) sera remise à Ambroise, mon ami, le nouvelliste, et quand même il n’aurait pas le droit d’en faire un article à sensation pour les colonnes du journal où il est employé, je le connais ce bon Ambroise ; il aura vite fait de communiquer à ses connaissances et amis ce que cette lettre lui aura apprise, ajouta-t-elle en remettant dans la sacoche le papier compromettant et accrochant de nouveau la sacoche au garde-corps du balcon.

À sept heures, Eusèbe vint lui apporter son dîner, puis il revint, à huit heures, chercher le plateau, prenant la précaution, chaque fois, de fermer la porte à clef, en entrant et en sortant de la chambre.

De huit heures à dix heures, Euphémie s’amusa à lire. À dix heures, elle enleva la robe qu’elle portait et en revêtit une autre, à la jupe courte, après quoi elle se mit au lit, toute habillée, faisant autant de bruit possible, afin qu’Eusèbe l’entendit.

S’étant tournée et retournée plusieurs fois dans son lit, pour donner le change au domestique qui faisait la garde dans le corridor, elle finit par s’endormir ; mais elle ne dormit pas longtemps. Éveillée en sursaut, elle consulta sa montre et vit qu’il passait minuit. L’heure avait sonné ! Elle allait partir, quitter furtivement L’Aire ! Sa vengeance était proche et ce pauvre Claude n’avait qu’à se bien tenir !

Tous ses plans étaient faits à l’avance. Se levant sans bruit, cette bonne Euphémie se dirigea vers le balcon et prestement, elle s’empara de la sacoche grise contenant la lettre compromettante pour Claude de L’Aigle. Toujours à pas de loup, elle s’approcha ensuite du pupitre, dans lequel elle prit une longue corde à linge enroulée ; cette corde avait servi, jadis, à tenir en place le couvercle de sa valise, qui, étant vieille, ne fermait pas sans cela.

L’Aire, après tout, n’avait pas été construite en vue d’en faire une prison, et pour une personne quelque peu ingénieuse, il était assez facile de s’en échapper. La corde à linge, attachée au garde-corps du balcon, atteignait presque le sol ; la secrétaire aurait à exécuter, il est vrai, un saut de six ou sept pieds ; mais cela ne l’embarrassait guère.

Ayant noué la corde au garde-corps et passé la sacoche grise à son bras, Euphémie se disposa à partir. Nul remords ne lui venait, à la misérable, à la pensée de faire du tort à Claude de L’Aigle, à celui qui l’avait engagée comme secrétaire, par excès de bonté, et qui lui avait rendu sa tâche la plus facile et la plus agréable possible. Pas un regret ne lui vint non plus de quitter cette maison où elle avait été si bien traitée ; cette maison où, jadis, elle avait espéré de régner un jour. Oui, elle avait, pendant plusieurs mois, caressé le rêve de devenir Mme de L’Aigle, de L’Aire, cette pauvre Euphémie ; au lieu de cela, elle en était réduite à quitter la maison furtivement la nuit, au moyen d’une corde à linge nouée au garde-corps d’un balcon… Mais allons ! Le temps pressait !

Escaladant le garde-corps, Euphémie parvint à se suspendre à la corde et aussitôt, elle se laissa glisser jusqu’en bas et si rapidement, que ses mains saignaient lorsqu’elle mit pied sur le sol ; mais ce n’était qu’un détail.

Marchant sur la pointe des pieds, elle se dirigea vers les écuries ; c’était à cheval qu’elle fuirait. Non qu’elle fut bonne écuyère ; loin de là ; jamais elle n’était montée en selle de sa vie. Elle se fierait sur sa chance ordinaire ; voilà tout.

Les portes de l’écurie n’étant pas fermées à clef, Euphémie les ouvrit sans bruit et entra. Lucifer et Inferno exécutèrent bien quelques ruades très réussies ; mais elle n’en fit aucun cas, d’autant qu’elle savait bien que les ruades ou piétinements des chevaux ne pouvaient s’entendre de la maison.

C’est Spectro qui fut étonné de voir une personne qui lui était presqu’inconnue entrer dans sa stalle, lui passer une bride au cou et lui poser une selle sur le dos ! Au milieu de la nuit ! Jamais il ne lui était arrivé pareille chose, depuis surtout ce long voyage qu’il avait fait, il y avait quelques années, dans un fourgon, pour venir dans cette partie du pays.

Au moment où Euphémie saisissait Spectro par la bride, ce dernier jeta les yeux dehors et vit qu’il faisait bien clair. C’était donc le jour ? Il s’était, sans doute trompé ; on n’était pas au milieu de la nuit, et l’astre qui brillait ce devait être le soleil et non la lune.

Au lieu de passer devant L’Aire, Euphémie contourna le Roc de l’Ancien Testament, tenant Spectro par la bride. Ses yeux cherchèrent un rocher assez haut, sur lequel elle monterait et au moyen duquel elle pourrait s’installer sur le dos de sa monture… Ah ! Voilà précisément son affaire !

Bientôt, Spectro était conduit auprès du rocher, et la jeune fille, non sans trembler un peu de peur, parvint à s’asseoir sur le cheval.

— Marche, Spectro ! commanda-t-elle ensuite.

Le cheval, en bête docile, se détacha du rocher et partit au pas… L’amazone en herbe crut qu’elle allait mourir de frayeur. N’étant jamais allée à cheval, il lui sembla qu’elle était montée sur la plus haute éminence, et à chaque mouvement de sa monture, elle crut que c’en était fait d’elle ; qu’elle allait piquer une tête et s’assommer sur les rochers qui pavaient la route. Mais elle dompta ses craintes, à force d’énergie et de courage ; au lieu d’abaisser ses yeux vers le sol, qui lui paraissait être à, au moins vingt-cinq pieds de là où elle était juchée, elle regarda droit devant elle ; de cette manière, elle évitait le vertige, dont, infailliblement, elle eut fini par être saisie.

Toujours allant le pas, Spectro atteignit le pont reliant la pointe à St-André, et tant qu’on fut dans le village, il maintint la même allure. Mais une fois les maisons dépassées, il partit au petit trot. Pauvre Euphémie Cotonnier ! Elle fut secouée d’une telle façon qu’elle dut se mordre les lèvres jusqu’au sang pour s’empêcher de crier. Pour une véritable écuyère, ou un véritable écuyer, rien n’est doux et agréable comme le trot d’un cheval ; mais pour celui ou celle qui ne s’y connait pas, c’est une vraie torture.

La première question que vous pose un maître d’équitation, c’en est une qui semble ne pas être très à propos, bien sûr : « Êtes-vous musicien… ou musicienne ? — Un peu, répond