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le mystérieux monsieur de l’aigle

phémie avec un rire désagréable, la chose comporte plus d’intérêt pour vous que vous ne le supposez, puisque le capital sur lequel je compte, c’est-à-dire les dix mille dollars, c’est vous qui allez me les donner.

— Hein ? Moi ! Moi, je vous donnerai une pareille somme ? Vous déraisonnez, je crois, Mlle Cotonnier ! fit Claude, à la fois mécontent et amusé. Lui, servir des rentes à sa secrétaire ! C’était très comique au fond !

— Je possède toute ma raison, croyez-le, M. de L’Aigle, répondit Euphémie, et la preuve en est que j’ai un papier… une lettre à vous vendre pour la somme de dix mille dollars ; une lettre qui, pour vous, vaut infiniment plus que cela ; de fait, j’aurais dû vous en demander le double.

— Je… je ne comprends pas… balbutia Claude en pâlissant, car il ne comprenait que trop.

— Oh ! oui, vous comprenez très bien, au contraire ! s’exclama Euphémie. Cette lettre, que je vous céderai pour la somme convenue, voici ce qu’elle contient, ajouta-t-elle.

Elle se pencha sur Claude et lui dit quelques mots à l’oreille.

— Ô ciel ! fit-il.

— Ne vous faites pas illusion, M. de L’Aigle, continua la secrétaire ; l’enveloppe que Mme d’Artois a dû vous remettre ce matin, ne contenait qu’un papier sans intérêt et sans valeur pour vous ; le véritable document, c’est moi qui l’ai en ma possession.

— Et comment êtes-vous parvenu à voler ce papier ? interrogea-t-il d’une voix tremblante.

— « Voler » est un gros mot, rit Euphémie ; mais passons ! Mme d’Artois, ayant quitté l’étude pour quelques instants, en compagnie de Mme de L’Aigle ; cette dernière étant entrée ici au moment où sa dame de compagnie venait de trouver la fameuse lettre, Mme d’Artois, dis-je, avait caché le précieux papier en sûreté, pensait-elle, entre ces coussins, ajouta-t-elle en désignant le canapé de l’étude. J’ai tout simplement mis une lettre inachevée dans l’enveloppe, à la place du véritable document.

— Ah ! Je comprends ! fit Claude d’un ton de dédain et de mépris.

— Ha ha ha ! Mme d’Artois n’y a vu que du feu ! Ha ha ha ! Cette lettre, si importante pour vous, je le répète, je l’ai en ma possession, et je vous la céderai pour la somme de dix mille dollars.

— Chantage… murmura Claude.

— Chantage, si vous aimez. Appelez cela du nom qu’il vous plaira ! Mais, si vous refusez… si vous hésitez même à me donner la somme demandée, ce soir même, cette lettre sera remise, par moi, à Mme de L’Aigle autrefois Magdalena Carlin…

— Comment ! Vous savez cela aussi !

— Sans doute que je le sais ! Je n’ai pas perdu mon temps ici ; de plus, j’ai suivi tous les détails du procès de Martin Corbot, dit l’boscot, dans les journaux… La fille d’Arcade Carlin, celui qui est mort sur l’échafaud, quoiqu’innocent, s’appelait Magdalena, (nom assez rare, vous en conviendrez) et elle fut adoptée par un Zenon Lassève, homme à tout faire, du village de G… Bah ! C’est clair comme de l’eau de roche ! Eh bien, M. de L’Aigle, qu’avez-vous décidé ? Allez-vous me donner la somme demandée, ou dois-je remettre la lettre à Mme de L’Aigle ?

— Ni l’un, ni l’autre, répondit-il.

— Ah ! Vraiment ?

Mlle Cotonnier, reprit Claude tristement, que vous ai-je fait pour que vous me menaciez ainsi ? Je vous ai engagée comme secrétaire, alors que je n’avais pas réellement besoin de vous, pour faire plaisir à votre tante et aussi, pour vous retirer, vous et votre mère, d’une situation précaire… N’avez-vous pas été bien traitée ici, et de quoi désirez-vous vous venger ?

— Bien traitée, dites-vous ! s’écria-t-elle, d’un ton mécontent. Bien traitée vraiment ! Mise au rang des domestiques, couchant sur le même plancher qu’eux, mangeant dans leurs quartiers… Bien traitée ! Hem !

— Comment ? Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que j’occupe la position de secrétaire ici et non celle d’une servante… Ma chambre est au troisième et…

— Mais, Mlle Cotonnier, répondit Claude, l’air très étonné. Il y a certaines situations sur lesquelles je ne devrais pas être obligé d’attirer votre attention, ce me semble ! Entr’autres ; j’étais célibataire, lorsque vous êtes entrée comme secrétaire ici ; il était bien naturel et… convenable que vous soyez sous le chaperonnage de votre tante Candide.

— Dans tous les cas, laissons cela, voulez-vous, M. de L’Aigle ; parlons plutôt de ces dix mille dollars…

— Que je ne vous donnerai certainement pas ! interrompit-il.

— C’est fort bien ; je sais ce qu’il me reste à faire, répondit Euphémie en se dirigeant vers la porte de l’étude.

— Attendez ! s’exclama Claude, en levant la main.

On frappait à la porte de l’étude, et Claude ayant donné l’ordre d’entrer, Eusèbe parut sur le seuil.

— Vous avez sonné, M. Claude ? demanda le domestique.

— Oui. Ferme la porte à clef, tout d’abord et apporte-moi la clef.

— C’est fait, M. Claude, fit Eusèbe.

— Maintenant, reprit Claude, en désignant Euphémie, tu vois cette… personne ? Elle a volé une lettre m’appartenant, et cette lettre il me la faut !

— Est-ce ? commença Eusèbe.

— C’est… c’est la lettre me convoquant à… à Montréal.

— Juste ciel ! s’écria le domestique.

— Va chercher Mme d’Artois et emmène-la ici, sans retard.

Lorsque Mme d’Artois arriva dans l’étude et que Claude l’eut mise au courant de la situation, la dame de compagnie crut qu’elle allait s’évanouir ; une lettre si importante, si compromettante pour M. de L’Aigle entre les mains de cette fille sans scrupule et sans cœur !

— Personne au monde ne m’empêchera de remettre cette lettre à Mme de L’Aigle, cria Euphémie, personne !