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le mystérieux monsieur de l’aigle

putation d’ouvrir les lettres ; celles qui arrivaient ou partaient de G… et qui pouvait l’intéresser. Il avait, prétendait-on, une manière connue de lui seul, d’ouvrir les enveloppes les mieux cachetées, de prendre connaissance des lettres qu’elles contenaient et de recacheter les enveloppes ensuite.

Chose certaine, c’est que les cartes postales étaient toutes lues par le bossu.

— Tiens, disait-il, une carte pour vous, Dupin. Votre belle-mère s’en vient passer un mois chez-vous ; voilà de quoi vous faire rigoler, hein ? Hé, hé hé !

Ou bien encore :

— Votre oncle Pierre a été bien malade, Chapu. Encore un peu, vous héritiez de lui enfin. Mais il vous écrit une carte, lui-même, pour vous annoncer qu’il se rétablit promptement. Quelle bonne nouvelle pour vous n’est-ce pas ? Vous qui attendez après l’argent de ce bonhomme pour payer votre dette sur votre maison ! Hé hé hé !

Si Martin Corbot ne parlait pas des nouvelles contenues dans les lettres qui lui passaient par les mains, ce n’était pas parcequ’il ne les connaissait pas ; mais il savait qu’il y allait de sa place, et bien sûr ; seulement, en se taisant, on ne pouvait amener aucune preuve contre lui.

Ceci étant dit, on comprendra qu’Arcade Carlin préféra marcher quatre milles, pour poster une lettre, plutôt que de la déposer au bureau de poste de G… Une missive adressée à la Nouvelle Orléans eut certainement suscité la curiosité du bossu et il ne se serait fait aucun scrupule de prendre connaissance de ce qu’elle contenait.

Martin savait très bien à quoi s’en tenir, à propos de la correspondance d’Arcade Carlin ; c’est-à-dire qu’il avait découvert que celui-ci allait poster ses lettres les plus importantes, au village voisin. Carlin se défiait du maître de poste de G…, hein ? En retour, le bossu détestait cordialement le père de Magdalena. Arcade eut ri d’un grand cœur du sentiment qu’il inspirait au boscot… Pourtant, ces êtres à moitié détraqués sont dangereux, excessivement dangereux ; ajoutez à cela l’envie que ressentait Martin Corbot pour ceux qui étaient favorisés d’une taille souple et droite, et vous comprendrez que le sort d’Arcade n’était peut-être pas de ces plus enviables. Si jamais l’boscot trouvait l’occasion de lui jouer un de ses mauvais tours, il le ferait sans scrupule.

La lettre adressée à Mme Richepin fut, bien et dûment déposée au bureau de poste du village voisin, ce dimanche après-midi, puis, Arcade Carlin en attendit patiemment la réponse, de laquelle dépendait tant de choses. Mais le temps s’écoula ; la fête de Magdalena arriva et passa, sans que son père eut même un accusé de réception de sa marraine.

V

ON NE CONNAÎT PAS L’AVENIR

S’il y avait un homme au monde que Martin Corbot détestait, c’était bien Arcade Carlin.

Il le détestait pour plusieurs raisons ; la première étant que le père de Magdalena ne riait jamais des farces du bossu, surtout lorsque celui-ci, de sa voix fêlée, essayait de faire de l’esprit aux dépens de son prochain. Arcade ne souriait même pas lorsque l’boscot insinuait des choses détestables sur le compte de quelque personne du village ou d’ailleurs, et ce visage sérieux, au milieu de tant d’autres, que contorsionnait le rire, cela déplaisait fort à Martin ; que dis-je ? cela le mettait en colère.

— Voyez-vous, mes amis, avait répondu Arcade, un jour, à ceux qui avaient l’air étonné de le voir rester sérieux, quand tous riaient des bons mots du bossu, je ne peux pas le trouver comique, parcequ’il est si méchant, et aussi parceque, je sais bien qu’aussitôt que nous avons le dos tourné, c’est à nos dépends qu’il essaie de faire de l’esprit, ou aux dépends de ceux que nous estimons ou respectons le plus.

— Tu dis vrai, Carlin, avait affirmé Jacques Lemil.

— Le bureau de poste, reprit Arcade, en souriant, c’est comme le pont d’Avignon : « tout le monde y passe ». Rien ne me déplaît comme d’entendre l’boscot insinuer les pires choses sur le compte de celui-ci ou de celui-là, de celle-ci ou celle-là. Que voulez-vous, mes amis ? Je suis ainsi fait.

L’boscot avait une autre raison aussi pour détester Arcade ; voici : un jour que Martin se promenait dans la rue principale du village, un gamin lui avait jeté une injure, en passant :

— Hé, l’boscot !

Martin Corbot, fou de colère, se mit à poursuivre le gamin qui venait de l’injurier ; mais ce dernier eut vite distancé le bossu.

En passant devant le magasin de Jacques Lemil, l’enfant s’arrêta, puis, s’étant assuré que l’boscot ne le poursuivait plus, il se mit à jouer aux marbres, sur le trottoir, avec un garçonnet de son âge. Tout à son jeu, il ne s’aperçut pas que Martin Corbot venait de tourner un coin de rue. Le bossu s’avançait à pas de loup, et arrivé auprès du gamin qui venait de l’insulter, il le saisit par le collet, le souleva de terre et lui administra des coups de pied.

— Je vais t’apprendre à m’injurier, mon garçon ! criait Martin. Voilà, pour t’inculquer des manières ! Et les coups de pied de se succéder rapidement.

L’enfant se mit à crier, ce qui finit par attirer plusieurs personnes. Ils voulurent arracher le gamin des mains du bossu ; mais celui-ci, rendu furieux par la colère, se mit à frapper la tête du garçonnet sur le trottoir. C’était horrible ! Les spectateurs entendaient la tête de l’enfant frapper le madrier et cela faisait pâlir les plus forts.

Jacques Lemil sortit de son magasin, précédé d’Arcade Carlin, et ce qu’ils virent les cloua sur place, tout d’abord : le bossu, son laid visage tout défait, l’écume aux lèvres était en frais d’assommer l’enfant, qui ne criait plus maintenant, mais qui saignait abondamment du nez et de la bouche.

En un clin d’œil, Arcade fut auprès du bossu, et bientôt, il se battait comme dix, pour lui arracher sa victime. Il fut victorieux, à la