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le mystérieux monsieur de l’aigle

intérieures de son habit, tandis que ses yeux allaient vivement vers Magdalena, comme pour s’assurer qu’elle n’avait eu connaissance de rien de ce qui venait de se passer. La dame de compagnie remarqua aussi, en passant, que l’enveloppe contenant la lettre (malencontreuse évidemment) était longue et étroite.

Magdalena n’avait pas eu connaissance de la pantomime entre le domestique et son maître ; elle continuait à bercer son enfant, tout en murmurant un chant doux et léger. Mme d’Artois cependant, qui venait d’être témoin du petit drame silencieux, se sentit secouée d’un frisson et son cœur fut étreint comme d’un funeste pressentiment.

II

LE MENSONGE

Claude de L’Aigle était absent depuis la veille. Il était parti le lendemain de l’arrivée de la « mystérieuse lettre » pour parler comme Mme d’Artois, lorsqu’elle faisait ses réflexions in petto. Il avait été appelé à Québec, pour une assemblée d’astronomes ; assemblée importante, qu’il ne saurait manquer, avait-il annoncé.

— S’il ne faisait pas si chaud, avait dit Magdalena, lorsque son mari lui eut appris qu’il partait, je t’accompagnerais à Québec. Le fait est que j’aurais affaire dans les magasins… Penses-tu qu’il fait plus chaud à la ville qu’ici, Claude ?

— Infiniment plus, ma chérie, avait-il répondu vivement. Je te conseille d’attendre. Nous irons à Québec quand tu le voudras ; le mois prochain, si tu le désires.

— Évidemment, se disait Mme d’Artois, qui était présente, M. de L’Aigle ne tient pas à ce que sa femme l’accompagne… J’espère qu’elle ne s’en aperçoit pas, la chère enfant !

Magdalena aurait aimé aller passer un jour ou deux à La Hutte pendant l’absence de Claude, avec Claudette, Rosine et Mme d’Artois ; mais il pleuvait à boire debout et elle dut renoncer à son projet. Son mari absent et la pluie tombant à verse ! Pouvait-on imaginer rien de plus déprimant ?

Le surlendemain du départ de Claude, alors que Magdalena était dans la serre des roses, elle entendit la voix d’Euphémie Cotonnier venant de l’étude ; elle causait avec quelqu’un, sa tante probablement. La jeune femme fut légèrement surprise, sans être très intéressée, car elle avait été sous l’impression que la secrétaire était absente de L’Aire, depuis quelques jours.

— Puisque M. de L’Aigle est parti pour Québec, disait Candide, continuant, évidemment, une conversation commencée, tu aurais pu rester encore une journée ou deux avec ta mère, Euphémie.

— Vous dites que M. de L’Aigle est allé à Québec ? À Québec, ma tante ?

— Mais, oui. J’ai entendu Monsieur dire cela à Madame, la veille de son départ, alors que je passais dans un corridor.

— Ha ha ha ! rit Euphémie.

— Eh ! bien, ma bonne, qu’est-ce qui t’amuse tant, hein ?

M. de L’Aigle est allé, non à Québec, mais à Montréal, tante Candide. J’étais à côté de lui, près du guichet de la gare, avant hier matin, lorsqu’il a demandé un billet de première pour Montréal.

— Ma pauvre Euphémie, répondit Candide, ce ne sont pas précisément de nos affaires où M. de L’Aigle est allé, je crois. Qu’il soit parti pour Montréal ou pour Québec, ça ne nous concerne pas, que je sache.

— Vous avez raison, ma tante, et M. de L’Aigle peut dire ce qui lui plait à sa trop naïve, trop crédule épouse, fit Euphémie, toujours riant ; mais de dire qu’il va dans une ville quand il a l’intention d’aller dans une autre, cela prouve qu’ils sont presque toujours inexplicables les agissements du « mystérieux M. de L’Aigle », n’est-ce pas ?

Magdalena n’en écouta pas davantage. Elle se dirigea vers le corridor d’entrée et dit à Mme d’Artois qui y était installée avec son tricot :

Mme d’Artois, Claude a bien dit, n’est-ce pas, qu’il allait à Québec ?

— Oui, certainement ! lui fut-il répondu.

— Je viens d’entendre une conversation entre Mlle Cotonnier et sa tante ; elle prétend, Mlle Cotonnier je veux dire, que Claude a pris un billet pour Montréal et non pour Québec, avant-hier matin. N’est-ce pas étrange ?

— Je ne me fierais pas trop… aux oreilles de Mlle Cotonnier, si j’étais vous, Magdalena, dit Mme d’Artois.

— Mais, elle dit qu’elle était tout à côté de mon mari, au guichet de la gare, et qu’elle l’a entendu demander un billet de première pour Montréal.

— Alors, quelque chose sera survenu, au dernier moment, pour forcer M. de L’Aigle à changer son itinéraire, chère enfant, assura la dame de compagnie d’un ton tranquille, quoique son cœur se serrât, sans trop comprendre pour quelle raison.

— Je lui demanderai, à Claude, pourquoi il a changé ses plans au dernier moment dit la jeune femme. Il a dû avoir des raisons sérieuses pour ce faire, ne le pensez-vous pas ?

— J’en suis convaincue, Magdalena.

Restée seule dans le corridor, Mme d’Artois, se livra à ses réflexions :

— Heureusement, se disait-elle, Magdalena ne prend pas cet incident à cœur. Elle a une telle confiance en son mari… Ah ! Tant mieux ! Moi, je n’en puis dire autant ; je commence à croire que ce n’est pas sans raison qu’on l’appelle le « mystérieux M. de L’Aigle ». J’espère que je le soupçonne à tort… Je donnerais volontiers la moitié de mon salaire pour savoir si M. de L’Aigle est allé à Montréal plutôt qu’à Québec, et pourquoi il a trompé sa femme de cette façon… Il avait des raisons, bien sûr, pour dire qu’il allait dans une ville, quand il avait l’intention d’aller dans une autre… Car, pour croire qu’il a changé son itinéraire au dernier moment, je n’en crois rien, absolument rien… Oui, je donnerais beaucoup pour savoir à quoi m’en tenir !