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le mystérieux monsieur de l’aigle

avait été chaleureusement recommandée aux de L’Aigle par le docteur et Mme Thyrol, remplissait les fonctions de fille de chambre maintenant. Mais, pour continuer notre énumération : Candide ne regrettait qu’une chose, c’était que la petite Claudette fut encore trop jeune pour manger de ces mets exquis que la cuisinière de L’Aire savait si bien confectionner. Cela viendrait, avec le temps ; en attendant, Candide tenait bien propres les bouteilles contenant le lait du bébé. Eusèbe, d’habitude froid et quelque peu gourmé, se déridait lorsqu’il apercevait Claudette dans les bras de Mme de L’Aigle, de Mme d’Artois ou de Rosine. Xavier disait à qui voulait l’entendre que le cher petit ange avait hérité du goût de sa mère pour les fleurs, pour les roses surtout. Lorsque Claudette pleurait, on n’avait qu’à lui présenter une rose (dont on avait eu soin d’arracher les épines, on le pense bien) et elle se consolait aussitôt ; c’est dire, n’est-ce pas que le jardinier raffolait de l’enfant. Quant à Pietro, il faisait déjà des projets dans lesquels Claudette jouerait le premier rôle un jour. N’avait-il pas vu, alors qu’il était allé à Québec, par affaires pour son maître, tout dernièrement, n’avait-il pas vu dis-je, une paire de pony, attelés à un bijou de petite voiture ? Depuis, il rêvait de pony semblables, qui seraient installés dans les stalles voisines de celle de Spectre… Ils seraient blancs ces pony, blancs comme du lait… ou plutôt, non ! ils seraient de nuance crème, avec crinières et queues noires… Ce serait lui, Pietro qui, plus tard (Oh ! beaucoup plus tard, bien sûr) donnerait les premières leçons à Mlle Claudette ; il lui montrerait à tenir les rubans de la main gauche, le fouet de la main droite, etc., etc.

La première fois que Claudette avait souri, la nouvelle s’en était répandue dans toute la maison, et Eusèbe était allé aux écuries annoncer la chose à Pietro. Affectant un air froid, moqueur même, il dit :

— Il y a beaucoup d’excitation, dans le moment, à la maison, je vous le dis, Pietro !

— Vraiment ? s’écria l’homme d’écurie, soudainement inquiet. La petite ?

— Oui, la petite… Elle a souri, parait-il, fit Eusèbe d’un ton qu’il essaya de rendre sarcastique. N’est-ce pas que c’est extraordinaire ?

— Bien sûr que c’est extraordinaire ! répondit, de bonne foi, l’homme d’écurie. Elle est si jeune encore la chère mignonne !

— Sans doute ! Sans doute ! répondit Eusèbe d’un ton qu’il parvint à rendre indifférent. Mais, cette folle de Rosine…

— Ah ! Mais ! Tiens ! Je vous connais, vous, mon bon ! s’exclama Pietro, en clignant de l’œil. Vous adorez la petite ; oui, vous l’adorez ; je le sais, et quoique vous aimiez à vous prendre « des airs », je suis convaincu d’une chose ; c’est que vous êtes tout aussi excité que les autres, en ce moment et la preuve en est que vous avez pris la peine de venir m’annoncer la nouvelle, ici.

— Allons donc ! fit Eusèbe en haussant les épaules.

Tout de même, il se hâta de retourner à la maison, car il espérait rencontrer Rosine dans un des corridors et avoir la chance de l’entendre lui raconter « l’événement », dans tous ses détails.

Lorsque Claudette avait gazouillé pour la première fois, on se l’était dit. Les uns prétendaient même qu’elle disait : « papa», « maman ». À six mois ! N’était-ce pas extraordinaire ? Mais, aussi, jamais il ne s’était vu un bébé qui put être comparé à leur trésor !

La seule qui ne fut pas enthousiasmée au sujet de l’héritière des de L’Aigle c’était, est-ce nécessaire de le dire ? Euphémie Cotonnier. Elle n’avait que des paroles sarcastiques à l’adresse de sa tante et des autres domestiques. Elle ne ménageait pas Rosine ; elle ne ménageait pas Suzelle non plus ; ne cessant de les ridiculiser au sujet du bébé, que toutes deux adoptaient. De fait elle était devenue tellement désagréable cette pauvre Euphémie, qu’elle se faisait détester de tous. Elle continuait à occuper les quartiers des domestiques, tandis que Rosine, depuis qu’elle était devenue bonne d’enfant, occupait l’une des chambres du deuxième palier ; cela seul eut suffi pour mettre en colère la secrétaire de M. de L’Aigle.

— Cette bonne d’enfant, qui est installée sur le deuxième palier ! avait-elle dit un jour à Candide. Et Suzelle, la fille de chambre, qui passe toutes ses veillées, elle aussi, sur le deuxième palier, en compagnie de Rosine ! C’est… c’est révoltant, à la fin, et il me prend envie parfois, de démissionner comme secrétaire de M. de L’Aigle, ma tante, et d’essayer de m’engager ailleurs… dans une maison mieux organisée que celle-ci.

— Chose certaine, Euphémie, avait répondu Candide d’un ton mécontent, c’est que tu te verrais obligée de chercher à t’engager ailleurs, de quitter L’Aire en deux temps, si tes paroles étaient répétées soit à M. de L’Aigle, soit à Mme de L’Aigle.

— Eh ! bien, c’est assez ennuyant ici que…

— Pourquoi n’avoir pas fait ce que je t’ai conseillé, dès ton arrivée à L’Aire ? Pourquoi n’es-tu pas devenue amie avec Rosine, plutôt que de la traiter comme une servante ordinaire ? Mme d’Artois m’a dit que Rosine était tout aussi instruite que toi ; elle a même ajouté qu’elle avait reçu une meilleure éducation que toi.

— Oh ! Cette Mme d’Artois ! En voilà une que je déteste !

— Vois donc Suzelle, reprit Candide, sans relever l’exclamation de sa nièce ; elle passe toutes ses veillées avec Rosine ; elles lisent toutes deux, elles brodent, elles tricotent, elles causent…

— M’associer avec une bonne d’enfant et une fille de chambre !

— Ah ! tiens ! Tu m’impatientes, à la fin, Euphémie ! Je me suis pourtant donnée assez de peine pour te faire entrer ici ; mais si tu n’es pas satisfaite, ma fille, tu fais aussi bien de t’en aller.

Mais Euphémie eut bien garde de s’en aller, car, malgré tout, malgré qu’elle se considérât humiliée souvent, jamais elle n’avait vécu au milieu de tant de confort que depuis qu’elle était à L’Aire.

— Oh ! Mlle Cotonnier, lui avait dit Rosine,