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le mystérieux monsieur de l’aigle

— Ah ! Ne croyez pas ça, M. l’Curé ! Prudence, la « sorcière », a plus d’argent que vous et moi, interrompit la ménagère. Non, ça n’est pas privé chez lui, c’bossu ; ça vole, parce que c’est plein de mauvais instincts. C’est de la vraie vermine, c’boscot, et, respect que j’vous dois, M. l’Curé, je mettrais ça à la porte du presbytère, à votre place, et plus vite que ça !

Tout de même, le bon curé continua à donner des leçons à Martin Corbot, pendant trois ans encore, puis, la vieille Prudence étant morte, l’boscot jugea à propos d’interrompre ses études. Dans tous les cas, il cessa de se rendre au presbytère, au grand soulagement d’Espérance ; peut-être aussi au soulagement du curé. Mais ce dernier était trop charitable pour s’avouer, même à lui-même, qu’il avait trouvée très ardue, presqu’impossible, la tâche d’instruire, d’éduquer surtout l’boscot.

Plusieurs années s’écoulèrent. Martin Corbot, réfugié dans la maison de la vieille Prudence, vivait seul, sans amis.

Ça n’avait jamais pu garder même un chien, ce bossu ; il avait essayé d’en garder ; mais, comme il maltraitait les animaux, comme il maltraitait les enfants qui avaient le malheur de l’offenser, nul chien ne voulait rester avec lui ; aussitôt qu’il en avait la chance, il se sauvait et allait se réfugier ailleurs.

Un jour, un magnifique lévrier, que Martin Corbot s’était procuré… on ne savait trop comment ni où, avait trouvé le moyen de s’enfuir de chez son maître, et il était allé se réfugier chez Arcade Carlin.

— Tiens ! Vois donc, Diane ! s’était écrié Arcade, en s’adressant à sa femme. C’est le chien de Martin Corbot.

— La pauvre bête ! avait dit Diane, en caressant le lévrier. Sans doute, l’boscot a dû le maltraiter, et le chien a trouvé le moyen de se sauver. Qu’allons-nous en faire, Arcade ?

— Le garder, si possibilité il y a. Tiens ! Voilà l’boscot ! Il cherche son chien ; il a dû le voir entrer ici.

Le lévrier, en entendant le pas de son maître, se mit à trembler, puis il alla se coucher sous la table, aux pieds de Diane, comme s’il eût voulu demander à la jeune femme de le protéger.

— Mon chien est ici ? demanda l’boscot, entrant, sans cérémonie, dans la cuisine des Carlin.

Au son de cette voix, Magdalena, âgée de deux ans alors, se mit à pleurer, et le lévrier se mit à hurler lamentablement.

— Oui, votre chien est ici, Martin Corbot, répondit Arcade Carlin. Et puis, après ?

— Après ? répéta le bossu. Après, il me le faut mon chien, entendez-vous ! Viens ici, toi ! ajouta-t-il, en s’adressant au lévrier. Viens, que je t’administre la meilleure volée de ta vie, pour t’apprendre à te sauver !

— Écoutez, Corbot, fit Arcade, vous n’avez pas le droit de maltraiter les bêtes, comme vous le faites. Quant à ce chien, nous allons le garder ici et je vous défie bien de venir le chercher.

L’boscot injuria Arcade Carlin ; il blasphéma ; il se mit en colère ; mais enfin il abandonna le lévrier aux Carlin, moyennant la somme de deux dollars, somme dont ces gens pouvaient mal disposer, car ils n’étaient pas riches, certes.

Après cet incident, l’boscot n’essaya plus de garder de chiens ; c’était parfaitement inutile d’ailleurs. Martin Corbot était un de ces très rares individus : un monstre, auquel même un chien ne saurait s’attacher.

— C’est la plaie du village que l’boscot, avait dit quelqu’un, un jour. Ça ne fait pas autre chose, d’un jour de l’an à l’autre, que de se mêler des affaires d’autrui. Oui, Martin Corbot est la plaie de ce village !

Enfin, le bossu fut nommé maître de poste, et tous s’en réjouirent ; il aurait moins de temps à sa disposition pour s’occuper des affaires de son prochain maintenant. On croyait cela… Comme on se trompait !

IV

LES CARLIN

Jusqu’à l’âge de neuf ans, Arcade Carlin avait vécu à la campagne. Son père, Moïse Carlin était un cultivateur, possédant une belle ferme, à quatre milles seulement de G…, où il vivait heureux, avec sa femme et son fils.

Mais, à l’âge de neuf ans, Arcade avait été placé dans un séminaire. Selon Moïse Carlin et sa femme, l’école de G… eut été suffisante, pour commencer, puis plus tard, on eut envoyé Arcade à un collège agricole ; mais on avait compté sans le désir et l’aide pécunière de la marraine d’Arcade, Mme Richepin, veuve riche, demeurant à la Nouvelle Orléans.

Mme Richepin demeurait à la Nouvelle Orléans depuis trois ans seulement, depuis qu’elle avait épousé, en seconde noce, un riche planteur, mort deux ans après leur mariage. Son mari, en mourant, avait légué à sa femme tous ses biens.

Mme Richepin n’avait pas d’enfants ; elle ne possédait, de par le monde, disait-elle, qu’un filleul : Arcade Carlin, et elle voulait qu’il reçût une bonne et solide instruction. Plus que cela, lorsque son filleul sortirait du séminaire, elle désirait qu’il étudiât une profession quelconque, et elle s’engageait à payer ses cours, à l’université.

La riche marraine fournissait les fonds, et elle ne mesquinait en rien ; conséquemment, les Carlins se rendirent à ses désirs.

Arcade perdit sa mère, alors qu’il venait de terminer son cours classique au séminaire, puis, deux ans plus tard, son père mourut. Mais, sur son lit de mort, Moïse Carlin avait fait promettre à son fils d’abandonner l’étude du Droit, à laquelle il se livrait depuis deux ans ; de quitter l’université enfin ; de se livrer plutôt à la culture des terres dont il allait hériter.

Arcade promit… Imprudente promesse que celle-là, assurément !

Ce n’est ni au séminaire, ni à l’université qu’on enseigne à cultiver la terre. L’agriculture est un art qui s’apprend comme toute autre chose, et ce n’est pas un garçon instruit dans un tout autre but, qui peut devenir, d’un jour à l’autre, un bon cultivateur.