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souvenir d’un peuple dispersé

cette idée extravagante ; je voulus le suivre ; il en fut charmé ; il était non-seulement le meilleur des frères, mais aussi le plus tendre de mes amis, toujours disposé à me donner d’aimables conseils et surtout de beaux exemples. Nous partîmes donc ensemble, lui avec une provision de sagesse à ma disposition, moi avec le regret de beaucoup de temps perdu, le dégoût des misères qu’enfantent notre vieille société et un peu de sceptiscisme à l’endroit de la sincérité et de l’élévation du caractère de la femme.

Voilà quelle a été ma vie jusqu’au moment où je suis arrivé dans votre village ; j’ai voulu ne vous en rien cacher.

Maintenant, puisque je suis devant vous pour recevoir ma sentence, et que c’est un de mes plus ardents désirs qu’elle ne soit pas injuste, je me dois un témoignage que je tairais dans toute autre occasion : c’est que cette existence fausse et cette atmosphère viciée dont j’ai si abondamment vécu, n’ont rien détourné, rien oblitéré, rien détruit de ce qui était droit et juste en moi. Il y a quelque chose dans ma nature de plus fort que la volonté et que la passion ; c’est ce dégoût hâtif qui me saisit devant tout ce qui s’offre trop facilement et se prodigue à tout le monde, devant tout ce qui n’est pas l’expression spontanée et vraie de l’âme ; si, dans ces cœurs usés, sur toutes ces bouches repeintes, dans tous ces yeux aguerris j’avais vu s’échapper un sentiment et un mot sincères, une larme pure de tout intérêt, je n’aurais jamais eu le courage de m’en faire un jouet, et j’aurais horreur de moi-même, si je l’avais fait. Je me suis donc amusé d’une plaie de notre monde, j’ai dissipé près de cinq ans de ma vie en frivolités, j’ai négligé l’exercice des facultés les plus élevées qui m’ont été données, voilà mon crime, tout mon crime : jugez-le…

Ici, vous savez ce que j’ai fait aussi bien que moi. Le hasard m’ayant conduit à Grand Pré, j’y suis resté cloué par le devoir. Les grandes aventures que j’avais rêvées, les découvertes étonnantes que je devais faire en me distrayant, m’ont manqué ; je suis resté seul avec mon cœur vide et mon esprit impatient et lassé devant les grandeurs de votre continent et les mœurs simples, essentiellement honnêtes de vos compatriotes. Ces deux spectacles m’ont touché : mon esprit laissé sans entraves et mon cœur sans séductions ont retrouvé devant tant de beautés nouvelles de la nature et de l’âme leur voie et leur élan naturels. Et puis, Marie (laissez-moi vous le dire, puisque c’est une partie de ma confession et une nécessité de ma défense), j’ai trouvé, dans mes relations avec vous, la vertu si aimable, si belle, si entraînante que sa vue, son contact, sa puissance féconde, ont purifié et