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jacques et marie

toutes les parties de plaisirs, je me suis étourdi dans les valses et les menuets, j’ai torturé mon esprit pour lui faire produire des madrigaux et d’autres fadeurs moins prétentieuses mais aussi futiles, aussi mensongères. Je fut bientôt entouré de cette troupe de mères et de filles que le démon de la frivolité et des folles ambitions vient saisir dans leur heureuse médiocrité intellectuelle et sociale, pour les ronger au cœur : malheureuses créatures qui peuplent nos villes de provinces et surtout celles de nos colonies : sorties de la petite bureaucratie et des comptoirs des négociants fortunés, elles aspirent à notre société pour jouir de la vaine gloriole d’être vues en compagnie de nos épaulettes et de nos épées ; elles n’ont qu’un instant le rêve d’enchaîner notre existence ; elles se contentent de quelques petits morceaux de notre fortune. Nous les trouvons sur notre chemin, faciles et sans souci ; elles font presque toutes les démarches ; elles viennent orner nos équipages, se prêtent à nos fêtes, charment nos heures inutiles avec une aisance qui rend les mères bien coupables, même si les filles ne le deviennent pas toujours.

Je crus un moment que j’étais un être extraordinaire, en me voyant au milieu de cette triple enceinte de voix insinuantes et câlines, de cajoleries extravagantes, de relations familières. J’étais un des plus riches de mon régiment, par conséquent un des plus heureux… Pendant quelque temps, je fus absorbé dans ce milieu délétère, subissant le charme qu’il offre à l’inexpérience et à la sotte présomption de la jeunesse. Je changeai de lieu (fort heureusement pour moi), ce ne fut qu’un changement de scène et de décor ; je trouvai là les mêmes acteurs, à peu près, avec d’autre fard et d’autres oripeaux. Tout cela finit par me donner une lassitude morale que je ne sus pas m’expliquer de suite. Instinctivement, j’avais cherché dans ce tourbillon de monde le but et l’exercice d’un sentiment sain, pur et profond de mon cœur, et je n’avais trouvé que la satisfaction éphémère de caprices toujours plus nombreux, toujours plus exigeants. Les hommes n’ont qu’un engouement passager, et bien peu d’estime et de respect pour ces idoles empressées, qui s’offrent à tous les cultes et glissent sur le chemin, quand elles devraient attendre des hommages moins abondants et mieux choisis, au milieu du sanctuaire embaumé de vertu, de réserve et de grâces vierges que leur préparent des parents véritablement sages.

À la fin, il me vint le désir de changer de lieux tous les jours, afin de briser, le lendemain toutes les liaisons contractées la veille : le départ de mon pauvre frère pour l’Amérique me surprit dans