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souvenir d’un peuple dispersé

— Ah ! Marie ! Marie ! vous avez le droit de torturer un Anglais, fût-il innocent, pour les cruels supplices que vous infligent sa nation ; mais, je vous en prie, n’en abusez pas : par le sens de la justice qui est en vous, par la reconnaissance que vous m’aviez gardée, veuillez m’écouter.

— Eh bien ! parlez… Mais ma mère, ma pauvre mère, qui est restée seule, durant cette longue nuit !…

— Je ne vous retarderai pas, dit George ; il est d’ailleurs nécessaire que nous quittions ce lieu ! Si Butler m’apercevait ici, avec vous, il me mettrait peut-être dans l’impossibilité de vous être utile ; mon heure de service est passée, je puis donc m’éloigner ; si vous daignez m’accorder encore un peu de confiance, prenez mon bras, je vais vous conduire jusque chez vous.

Marie hésita quelques instants ; elle regarda l’officier avec un regard où le doute se confondait encore avec la douleur ; puis elle lui dit : — Je suis votre prisonnière, je vais devant vous ; — et elle s’achemina vers un sentier détourné. Sa démarche incohérente, ses pas irréguliers peignaient assez l’effort qu’elle faisait pour soutenir son corps brisé par cette nuit de défaillance et de lutte.

Aussitôt qu’ils furent sortis du cimetière et hors de la vue des soldats, le lieutenant prit la parole :

— Voilà plus de deux ans que j’habite Grand-Pré : quand vous ai-je donné le droit de soupçonner ma conduite passée, et de croire à toutes ces calomnies que mes gens ont popularisées parmi vous ?

— Jamais, monsieur, avant ces derniers événements.

— Quand je vous aurai dévoilé tous les motifs qui ont dirigé ma conduite durant ces derniers événements, et que vous aurez jugé combien mon cœur était honnête, croirez-vous les détails que je vais vous donner sur ma vie antérieure ?

— Oui, monsieur, et cela me fera du bien ; on ne croit pas tout-à-coup à tant de mal, sans faire violence à tous les bons instincts de sa nature.

— Parlons d’abord des années passées, reprit George. J’ai perdu mes parents bien jeune : à vingt ans, je me trouvai à la tête d’une grande fortune, avec un grade dans l’armée. Une partie de mon éducation avait été négligée. On ne m’avait bien appris qu’une chose : celle de jouir de tous les biens de la terre ; cela devait être le but de mon existence. Je me trouvai donc lancé dans cette vie de garnison, la plus agitée, la plus frivole, la plus vide où un jeune homme puisse être jeté. Pendant cinq ans, j’ai fait des visites, j’ai accepté des invitations à tous les bals, j’ai pris part à