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jacques et marie

raison. L’aube commençait à poindre quand elle ouvrit les yeux. Elle n’avait la conscience de rien de ce qui lui était arrivé depuis le moment où elle était tombée évanouie sous le bosquet funèbre, après la sortie de Winslow de l’église.

En promenant son premier regard autour d’elle, elle aperçut George assis au pied de la croix : — Quoi, vous ici ! dit-elle avec un air effaré : mais où suis-je donc !… Et après un moment de réflexion pendant lequel elle essayait de recueillir ses pensées longtemps égarées et d’analyser les événements, elle ajouta, en faisant un effort pour se lever : — Oh ! mon Dieu, c’est vrai !… J’ai donc passé la nuit ici… parmi ces gens… et ma pauvre mère restée seule avec sa douleur !

George voyant qu’elle allait tomber, s’approcha pour lui offrir son bras : — Permettez-moi, dit-il, de vous soutenir et de vous accompagner jusqu’à votre maison.

— Non, dit la jeune fille, chancelante, non monsieur, laissez-moi, je ne m’appuierai jamais sur le bras d’un homme que je méprise ; je me traînerai plutôt sur cette terre, elle me souillera moins.

— Ah ! Marie, l’appui d’un honnête homme ne souille personne !

— Vous avez pris part au conseil qui a dicté la proclamation mensongère du 3, et, hier même, vous nous avez laissés sous la fausse impression que nous n’avions rien à craindre de vous autres : ce sont là deux actes déshonnêtes.

— Marie, vous êtes injuste dans votre douleur, vous m’enveloppez dans la réprobation que mérite mon gouvernement, vous m’imputez la cruauté et la perfidie de mes supérieurs ; mais ne devais-je pas obéir ?…

— Monsieur George, le premier devoir qui commande est celui de l’honnêteté ; un homme est toujours libre de ne pas participer à un acte infâme, un soldat peut briser son épée devant le déshonneur : il vous est facile de vous passer du salaire et du pain qu’on vous donne ; et un gentilhomme n’en accepte pas de mains souillées. Ce n’est donc pas une injustice de laisser peser sur vous une honte que vous avez acceptée vous-même. Eh ! monsieur, qui pouvait vous pousser si ardemment à demander la main d’une pauvre Acadienne, quand vous aviez signé l’arrêt de proscription de tous ses parents ? Pourquoi tant de hâte ?… Vous vouliez sans doute garder sur cette terre que vous alliez vider de ses habitants, et où vous êtes, dit-on, condamné à rester, pour des raisons peu recommandables, un objet de plaisir… un passe-temps… car il paraît que vous regardez peu aux moyens de vous amuser…