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jacques et marie

tendre leurs bras à ceux qu’elles apercevaient par l’ouverture du porche. Elles ne reculèrent que lorsqu’elles virent Butler tourner la clef de la porte sur tout ce qu’elles avaient de plus cher ; alors elles comprirent qu’elles étaient devenues des femmes et des filles de proscrits, et elles s’en allèrent dans leur douleur affolée. Elles parcouraient les rues au hazard, se tordant les mains, et criant les unes vers les autres : — Ils les ont pris… ils les ont tous pris !…

Celles qui étaient restées chez elles, en entendant toutes ces lamentations, sortaient de leurs demeures, accouraient au-devant des autres, les embrassaient étroitement, se confondant dans leur désespoir. De proche en proche, le coup fatal fut porté sous tous les chaumes, dans tous les cœurs ; bientôt, il n’y eut plus, dans tout Grand-Pré, qu’une seule clameur ; on ne vit plus qu’une foule de femmes effarées, errant en désordre, comme des bacchantes ivres de leurs larmes. Une nuit hâtive vint heureusement répandre ses voiles sur ce spectacle.

Parmi toutes celles qui étaient revenues de l’église, la mère Landry chercha vainement sa fille. Elle alla demander aux autres ce qu’elle était devenue ; on n’en savait rien ; elle parcourut toute cette route de désolation, regardant, s’informant ; elle vint explorer les abords du presbytère, fit le tour de la place publique : Marie n’était nulle part ; elle alla jusqu’à s’adresser à M. George, qui n’avait pas encore laissé les rangs de sa compagnie : — Monsieur le lieutenant, dit-elle, où est donc Marie ?… vous savez ce qu’elle est devenue… Elle non plus, n’est pas rentrée à la maison… l’avez-vous enfermée avec les autres ?… George dit qu’il ne savait rien de son sort ; qu’il s’en occuperait.

Les ténèbres étaient venues, la pauvre mère fut forcée de rentrer chez elle comme les autres femmes.

Qui pourra jamais analyser et peser les douleurs que cette nuit a cachées dans son sein !… toutes ces familles sans chefs, toutes ces créatures faibles et défaillantes, sans soutien, toutes ces mères dépouillées dans leur joie, dans leur orgueil, dans leur amour ; toutes ces places vides au coin du feu, au grabat des jeunes gens, aux lits des époux ; toute cette douce gaieté de la veillée envolée ; tous ces souhaits d’amis et de voisins, tous ces baisers du soir, tous ces rêves de bonheur évanouis ; toutes ces horribles visions de l’avenir mêlées dans les ténèbres aux cauchemars hideux ; tous ces appels des enfants dans les frayeurs de leur insomnie ; tous ces sanglots harmonisés avec le bruit des vents dans les arbres dépouillés, avec les mugissements des troupeaux laissés, ce soir-là, sans abri et sans nourriture ?… Dieu seul a tout vu, a tout entendu ;