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jacques et marie

Pour se retirer et sortir du courant de la foule, Marie dut passer si près du jeune officier que ses habits frôlèrent les siens ; dans ce moment, elle l’entendit qui disait : — Miséricorde pour moi, Marie, et courage pour vous… pauvre enfant !

Elle se détourna fièrement, puis elle alla se mêler au noyau des autres femmes qui s’étaient assises sur les bancs et sur la pelouse de la place, à une petite distance de l’église.

Quand le dernier de cette longue procession d’hommes fut entré et que le petit temple fut plein de tous ceux qu’il avait vus jadis prier et chanter, on vit s’avancer Winslow, Butler et Murray, entourés d’une garde qui portait l’épée nue ; tous franchirent le seuil de l’église, et après avoir ouvert un sillon au sein de l’assemblée, ils allèrent s’arrêter sur les degrés de l’autel. La porte se referma derrière eux et un double rang de soldats fit le tour de l’église, l’enfermant dans une double ceinture de bayonnettes aiguisées.

Un silence effrayant s’établit partout, au dehors comme au dedans. Winslow, quoique homme de résolution, en paraissait accablé ; il hésita quelque temps à le rompre ; il semblait faire des efforts pour ramener sa voix dans son gosier devenu tout à coup aride et tendu ; sa main tournait et retournait le fatal parchemin, sans pouvoir le déployer ; elle était agitée de spasmes nerveux comme celle d’un assassin novice. Murray et Butler se sentaient déjà de la pitié pour tant de faiblesse, quand le colonel, prenant énergiquement sur lui, put enfin formuler ces quelques phrases : — « Messieurs, j’ai reçu de son excellence le Gouverneur Lawrence la dépêche du roi que voici. Vous avez été réunis pour connaître la dernière résolution de Sa Majesté concernant les habitants français de la Nouvelle Écosse, province qui a reçu plus de bienfaits, depuis un demi-siècle, qu’aucune autre partie de l’empire…

« Vous ignorez moins que personne comment vous avez su le reconnaître…

« Le devoir qui me reste à remplir maintenant est pour moi une dure nécessité ; il répugne à mon caractère, et il va vous paraître bien cruel… vous avez, comme moi, le pouvoir de sentir.

« Mais je n’ai pas à censurer, je dois obéir aux ordres que je reçois. Ainsi donc, sans plus hésiter, je vous annonce la volonté de Sa Majesté, à savoir : que toutes vos terres, vos meubles et immeubles, vos animaux de toute espèce, tout ce que vous possédez, enfin, sauf votre linge et votre argent, soit déclaré, par les présentes, biens de la couronne ; et que vous mêmes soyez expulsés de cette province.