Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/81

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
83
souvenir d’un peuple dispersé

tenaient sous le pouce. Il n’y avait pas de tumulte ; au contraire, une sorte de stupeur régnait sur toute cette foule. On s’entretenait à demi-voix, comme autour d’une guillotine, à l’heure de l’exécution, comme sur la porte d’une tombe où l’on va déposer un ami du bien public.

Quand les vieilles horloges qui avaient marqué tant de moments heureux, dans ces chaumières ignorées, commencèrent à sonner trois heures, tous sentirent leur cœur se serrer ; les groupes se mirent à s’ébranler. Au même instant, un roulement de tambour se fit entendre du côté du presbytère : c’était le signal annonçant l’ouverture de l’assemblée. Aussitôt la population toute entière se mit en marche. La plupart des membres d’une famille se tenaient réunis. On voyait çà et là quelques têtes blanchies, et autour, se pressaient les représentants de plusieurs générations, échelonnés selon leur âge : on aurait dit des patriarches s’acheminant dans les plaines de la terre promise. Quelques femmes, quelques filles, avides de connaître plus tôt le résultat de cette grande et mystérieuse affaire, s’étaient aussi mêlées à la masse des hommes.

Marie voulut suivre son vieux père ; elle l’accompagna jusqu’au perron de l’Eglise. La grande porte était ouverte à deux battants, et la population l’encombrait, en s’y précipitant, comme aux plus beaux jours de fête, lorsque Grand-Pré jouissait de son prêtre et de son culte.

La compagnie de M. George était distribuée de chaque côté du porche ; lui même se tenait tout près de l’entrée, veillant à ce qu’il n’y eut pas de désordre. Sa vue rassurait les braves gens, et tous s’empressaient de le saluer, en passant, comme d’habitude. Mais lui, en rendant la civilité, n’avait plus ce sourire naturel et bienveillant qui naît sur le visage de tout homme bien né, devant ceux qui le respectent et qui l’estiment : chacun de ces saluts lui faisait monter le rouge à la figure, et il semblait désirer se soustraire à ce témoignage de confiance et d’amitié. Mais quand il vit Marie, il pâlit ; car la jeune fille avait attaché sur lui un regard terrible comme celui de la justice. Le sien ne put y résister, il tomba vers la terre. Elle était à deux pas de lui.

Au moment de se séparer de son père (car les femmes n’avaient pas la permission d’entrer), elle le retint un instant lui demandant à l’embrasser ; et comme il se penchait tendrement vers elle, elle lui dit en lui montrant le sanctuaire, et assez fort pour que le lieutenant pût l’entendre : — Voilà notre autel, notre saint autel ! Si c’est un sacrifice qu’on va faire, Dieu sera plus près des victimes et des faux prêtres…