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prologue

ses intentions secrètes. La situation qu’elle nous a faite nous impose des devoirs que nous devons accomplir avec intelligence et dignité, comme elle en prescrit à ceux qui nous entourent. Si elle a voulu que nous vivions, il n’est pas laissé à notre volonté de nous suicider ou de consentir à être retranchés du nombre des peuples ; si elle a créé des liens et des intérêts communs entre nous et les nationalités qui nous environnent, ce n’est pas pour que nous les changions en instruments de guerre. Il ne convient pas plus à notre pensée qu’à nos mains de fabriquer des machines de discorde. Je ne tourmenterai donc pas l’histoire pour servir l’intérêt de mon livre et la cause de mes héros ; je ne dirai rien de plus que ce qui a été dit par Haliburton et les écrivains de la Nouvelle-Angleterre : ce livre sera un épisode historique, rien de plus.

Si, dans l’expression des sentiments de quelques-uns de mes personnages, on trouve parfois de la violence, il ne faudra pas oublier dans quels moments ils s’exprimaient : ils étaient dépouillés, chassés, dispersés sur les côtes de la moitié de notre continent ; et pourquoi ?…

Non, aucune arrière-pensée, aucun but indirect, sournoisement caché, n’a guidé ma plume ; je proteste d’avance contre toute imputation de ce genre.

M’étant engagé à faire une œuvre littéraire, j’ai cherché au milieu de mes souvenirs, dans les sphères du monde que j’ai le plus connu et le plus aimé, un thème qui pût me fournir beaucoup de vertus à imiter, beaucoup de courage et de persévérance à admirer, beaucoup de péripéties et de combats à raconter, et je l’ai trouvé au berceau de ceux qui vinrent fonder les humbles hameaux où j’ai vu le jour.

J’ai dit, il n’y a qu’un instant, que je n’avais pas pris soin de trouver un modèle à suivre dans mon travail ; mais je m’aperçois qu’il s’en présente un dès mon début, et ce n’est pas le plus mauvais. Virgile a chanté dans l’Enéide les origines merveilleuses de Rome ; moi, je vais narrer celles de mon village. Il peut très-bien se faire que les deux Cités comme les doux chantres aient des destinées différentes ; mais le poète d’Auguste n’a rien trouvé dans le berceau de la ville éternelle de plus héroïque, de plus pur, de plus digne d’estime et de pitié que le conteur de la Petite-Cadie n’en a vu dans les commencements de celle-ci.

Il peut se faire, aussi, que mon livre n’ait pas la fortune de l’Enèide. Dans ce doute légitime, je ne commencerai pas par le dédier aux Césars modernes : je me contenterai d’en faire l’hommage aux petits-enfants des proscrits acadiens, à ceux qui ont conservé