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souvenir d’un peuple dispersé

longea donc peu son séjour près de la veuve Trahan. Après avoir échangé quelques paroles d’intelligence avec les deux garçons de la ferme, il se retira le cœur inondé par un océan de bonheur. En partant il eut envie d’embrasser la barrière, ou, au moins, le petit chien du logis, que la maîtresse gâtait de ses caresses, quoique la fidèle bête le poursuivît longtemps de ses aboiements : depuis la scène de la veille, elle avait en horreur les habits rouges indistinctement. Mais ce que George embrassa réellement et à plusieurs reprises, ce fut un bouquet que Janot lui avait présenté au moment de son départ et qu’il avait fait faire par Marie pour témoigner, disait-il, de sa reconnaissance pour les bontés du monsieur en faveur de sa mère. George avait vu la jeune fille cueillir les fleurs et il était convaincu qu’elle était non-seulement l’auteur du bouquet, mais encore qu’elle en avait dirigé l’offrande. Il n’avait pas été frappé d’abord de cette idée, mais à mesure qu’il s’éloignait de la maison, il se disait : — C’est peut-être elle qui me l’a donné… c’est probablement elle… c’est évidemment elle… oh ! oui ! c’est bien sûrement elle qui me l’a donné !… puis il finit par se mettre à composer une stance qui commençait ainsi :

Ô toi, bouquet trop parfumé
Du jardin de Marie,
Je sens bien quand je l’ai humé
Que tu viens de ma mie !…
………………………etc.

Il y avait dans ce bouquet une douzaine de marguerites, deux ou trois pavots, un œillet d’inde, quelques herbages jaunes et deux humbles pensées : ce qui prouve que si Monsieur George connaissait peu la loi des hiatus, il possédait un sentiment poétique exubérant, dans ce moment surtout, puisqu’il pouvait trouver tant de parfum dans cette botte de plantes insipides.

Quand il fut entré chez lui, comme il manquait de rimes pour terminer sa pièce et qu’il éprouvait encore un violent besoin d’épancher son cœur trop plein, il remit la composition des dernières strophes au lendemain pour écrire une épître à son frère, en prose cette fois, mais toujours en français ; il se servait aussi facilement de cette langue que de la sienne, et dans ce moment elle lui paraissait plus douce que l’anglais. Voici cette lettre :

« Mon cher frère, je suis peiné de n’avoir pas encore pu répondre à ta douzaine de lettres, et tu dois être bien fâché, toi le meilleur des frères. J’ai eu tant d’occupations ! ! ! ! Le croiras-tu ? jusqu’à ce soir, mon cœur m’était resté tout entier ; malgré tous mes efforts, je n’avais trouvé ni à le donner, ni à l’échanger, ni à le perdre.