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souvenir d’un peuple dispersé

laborieuse à laquelle elle s’était condamnée depuis le départ de son fiancé, une maturité peu commune chez les filles de son âge. Pour varier un peu et distraire ses heures d’isolement, son oncle, le notaire, lui avait passé quelques-uns de ses moins gros livres, qu’elle avait lus et relus plusieurs fois avec attention ; car la bibliothèque n’était pas considérable. Le raisonnement et l’observation continuels qu’exigent les travaux des champs, joints à ces lectures substantielles des œuvres du grand siècle, avaient donné à son esprit une trempe et une étendue plus qu’ordinaire dans la société de Grand-Pré. Le vieux notaire, qui l’aimait beaucoup et qui, d’un autre côté, s’était toujours montré partisan et l’ami des Anglais, lui avait aussi fait apprendre un peu la langue des conquérants qu’il jugeait nécessaire aux habitants dans les conditions où se trouvait le pays. Marie était donc devenue, à tous égards, une fille très-remarquable, qui n’aurait été déclassée nulle part, avec quelques notions de plus sur les usages du grand monde. À n’apprécier que sa valeur morale, elle était de beaucoup la supérieure du beau militaire qu’elle venait de charmer. Et c’était sans doute cette supériorité voilée, mais réelle, qui en imposait tellement à celui-ci.

George s’était tellement fait à ce monde du convenu, à cette société où tout est masque, intérêt, image, fard, parfum ; où les paroles, le regard, la démarche sont soumis comme la musique à des règles subtiles qui permettent aux habiles d’en tirer plus ou moins d’effet ; il s’était si bien habitué à ne voir autour de lui que des acteurs de la grande comédie universelle, dont il faut se servir pour ses jouissances, en les payant tout juste pour le temps du spectacle ; sa langue s’était si peu formée à parler autre chose que ce verbiage frelaté à l’usage de la coquetterie, du libertinage mitigé et du mensonge, qu’il sentit en voyant Marie qu’il avait toute une éducation à commencer, pour avoir quelque chose de commun avec elle : l’éducation du simple vrai, du simple juste, du simple bien, celle qu’il aurait dû faire la première ou que la vie à grande volée avait promptement altérée chez lui.

Remarquez que ce ne fut qu’une impression du moment chez le jeune lieutenant, et non une réflexion ; il avait pour principe de ne pas s’amuser à faire des raisonnements abstraits ; mais le sens moral était encore si juste en lui, qu’il s’y faisait sentir, en toute circonstance, s’il ne maîtrisait pas toujours la légèreté et les entraînements de son caractère. Ainsi, nous l’avons vu tout occupé à chercher une autre Ketty, une autre Clara, un de ces jouets d’un jour, qui s’acquièrent facilement et se quittent sans regret ; une de